La mémoire de Griffintown disparaît un peu plus chaque jour, au gré du développement qu'on y permet.

Bien que les audiences publiques sur l'avenir de ce quartier historique ne débutent que ce soir, les permis se multiplient, les grues s'élèvent et les travaux s'intensifient depuis un bon moment dans le secteur.

Déjà, le tiers du quartier est visé par un développement: neuf projets sont en chantier, deux ont reçu le feu vert et six sont «en traitement d'autorisation». Et ce, même si l'Office de consultation publique n'a pas encore entendu un seul mémoire...

On efface ainsi à la hâte, lot par lot, un important pan de l'histoire de Montréal, sans aucune vision. Sans même une planification ou un encadrement digne de ce nom.

Vrai, la Ville de Montréal a adopté en 2008 un «programme particulier d'urbanisme» pour le secteur. Mais ce que bien des Montréalais ignorent, c'est que ce document calqué sur les besoins d'un unique promoteur - dont le projet initial est mort - ne couvre qu'un tout petit quart des 10 millions de pieds carrés de Griffintown...

Sans plan, on y va donc à la pièce. L'arrondissement du Sud-Ouest négocie individuellement avec chacun des promoteurs qui frappent à sa porte. Il leur impose quelques contraintes: un peu de verdissement ici, un logement social là, une limite de hauteur là-bas. Une procédure qui ne s'inscrit dans aucun plan... sinon celui de profiter de la manne foncière pendant qu'elle passe.

Une pause

Est-il trop tard pour bien faire? Pas si on fait une pause, immédiatement, afin de renverser la situation: planifier avant de développer, non l'inverse.

Cela commande un moratoire de douze mois, pas un jour de plus, sur tout projet qui n'a déjà reçu l'aval de l'arrondissement, le temps de cerner l'identité du quartier, d'identifier ses éléments d'intérêt et de préciser quel avenir on souhaite lui donner.

Pour l'heure, on agit comme si Griffintown n'avait pas d'identité propre. Comme s'il s'agissait d'un autre terrain vague, à l'instar de Bois-Franc Saint-Laurent et de Faubourg Québec avant lui, prêt à accueillir n'importe quel développement, n'importe quelle vocation.

La Chambre de commerce locale souhaite ainsi une vocation d'affaires. L'École de technologie supérieure demande plutôt un pôle d'innovation. Les groupes de défense du patrimoine espèrent un quartier qui met le passé en valeur. Et les artistes, un îlot culturel axé vers la création et la diffusion.

Dans le doute, les promoteurs y vont de leur propre conception des lieux. Certains traitent Griffintown comme une extension du centre-ville et y érigent des immeubles en hauteur. D'autres y voient une extension du Vieux-Montréal et bâtissent des lofts et condos luxueux. D'autres, enfin, n'y voient qu'un terrain à développer et construisent des maisons de ville en rangées.

Sans vision, la Ville ne dit mot et l'arrondissement aborde le secteur comme un «laboratoire de développement urbain»...

Brader nos richesses

On s'entend, la présence des promoteurs dans ce secteur moribond est une excellente nouvelle, comme l'est d'ailleurs le boom immobilier que leur engouement rend possible. Mais leur permettre de faire n'importe quoi n'importe où revient à brader une richesse collective, historique celle-là.

Il importe donc, une fois la pause déclarée, de tout mettre en oeuvre pour préserver l'âme de Griffintown (voir autre texte). Cela passe par la mise sur pied d'un bureau de projet permanent, regroupant la Ville et l'arrondissement, et par l'élaboration d'un véritable plan d'aménagement, non pas un «plan de développement urbain intégré» comme celui que doit pondre l'Office de consultation au terme de ses audiences.

L'urgence est en effet d'aménager, non de développer. Car le développement suivra, immanquablement, si l'aménagement est bien pensé, s'il met en valeur la mémoire du quartier, s'il se distingue de ce qui se fait partout ailleurs.

Avant de donner le feu vert à d'autres projets, la Ville et l'arrondissement doivent donc prévoir les morceaux essentiels à la revitalisation de ce milieu de vie en devenir (espaces publics, institutions, etc.), réfléchir à la clientèle qu'ils souhaitent attirer dans un contexte d'exode des jeunes familles, penser à la desserte en transport pour l'ensemble de ce secteur déjà fortement achalandé, définir la densité et la mixité souhaitées, prévoir les lieux de mémoire et les bâtiments à protéger.

Pour l'instant, tout ce que promet la Ville, c'est un investissement arbitraire de 30 millions pour un paquet d'interventions allant de la création de places publiques à l'aménagement d'espaces verts en passant par l'amélioration des infrastructures souterraines et la restauration de deux importants bâtiments patrimoniaux!

Le problème est là: la Ville, censée jouer un rôle de planificateur, se contente d'un vulgaire mandat d'accompagnateur. Elle laisse ainsi le privé prendre le leadership comme elle l'a fait il y a trois ans avec Devimco, à la différence, cette fois, que les promoteurs sont plus nombreux. Et plus pressés.

On se précipite ainsi et on travaille à la marge, alors qu'il est question d'une occasion unique: la revitalisation complète d'un quartier historique... qu'on laisse tranquillement s'effacer. Et avec lui, l'histoire de Montréal.