Je t'ai mis au monde il y a près de 19 ans, remplie d'idéaux pour la vie qui t'attendait. J'avais alors 22 ans et je croyais tout connaître de la vie. Je croyais qu'il suffirait de t'aimer et croire en toi pour que ton avenir soit des plus reluisants. Je t'ai aimé, sinon adoré, chaque jour depuis. J'ai cru en toi même lors de tes doutes les plus sombres. Je suis ta mère et je veux ce qu'il y a de mieux pour toi.

Bien sûr, je t'ai élevé selon mes valeurs et ma façon de voir les choses. Je constate même que ma vision influence parfois celle que tu as, malgré toi. Tu as pourtant une grande habileté à défendre tes opinions, tes cours de philo et de français ayant nourri le développement de ton esprit, mais surtout celle de ta propre vision de la vie.

Tu t'apprêtes à voter une troisième fois aujourd'hui, pour ou contre la grève étudiante. Je sais que tu es dans le doute.

J'étais à la même place il y a près de 25 ans. Un autre cégep, mais la même cause. Je me vois encore enfermée dans le gymnase à entendre les arguments de chacun, mais surtout ceux qui souhaitent la grève. Et tout ce que je veux, c'est voter au plus vite, sortir de là, retourner en cours et éviter la grève. Quelle perte de temps, me disais-je! Et pourtant, «on» a fait la grève et le gouvernement a fini par reculer. En fait, je ne m'en souviens pas vraiment. Mes parents ont toujours payé mes études, alors ça ne faisait pas de différence (pour moi).

Tu te retrouves donc dans la même situation aujourd'hui. Tu sais que tes parents paieront éternellement tes études, peu importe ce que tu choisis de faire, et indifféremment des frais qui augmenteront au cours des prochaines années. Ta première réaction, celle qui a dirigé tes premiers votes, a été celle que j'ai eue moi-même à l'époque. Celle de vouloir en finir au plus vite avec cette histoire, ne pas perdre de temps, mais surtout ne pas perdre une année d'étude puisque tel est l'enjeu dans ton cas si la session était annulée.

Or, tu commences à réfléchir différemment. Tu te demandes quelle serait la meilleure décision si tu pensais à ta génération et aux suivantes, en faisant abstraction de tes propres besoins à court terme. Tu reconnais que tu es privilégié et que ce vote n'est pas à propos de toi comme individu, mais est plutôt une représentation de ce que tu souhaites comme société pour toi-même et les autres.

Peu importe ce que moi je pense. Au fait, je pense qu'on n'a pas les moyens de nos ambitions. On veut de meilleurs soins de santé, de meilleures routes et des droits de scolarité presque gratuits. Tout ça sans payer un sou de plus d'impôt. Je n'ai aucune idée comment tout ça peut faire pour balancer au bout du compte. Je vais payer d'une façon ou d'une autre, en supportant les études de mes deux fils ou par l'entremise de mes impôts. Rien n'est gratuit dans la vie.

Mais ce qui compte pour moi aujourd'hui, c'est que tu puisses réfléchir indépendamment et que tu sois capable de le faire dans l'intérêt du groupe. En faisant abstraction de tes propres besoins et sans te laisser influencer par l'opinion de tes parents.

Je ne sais pas si tu voteras pour ou contre la poursuite de la grève aujourd'hui. Peu importe, je suis fière de toi. Je suis fière de l'homme que tu es devenu aujourd'hui puisque tu es capable de penser et débattre de tes idées. Même si elles ne sont pas les miennes.