Une toile d'un réalisme surprenant est accrochée près des caisses du Gigi Dépôt. On y voit une belle marchande de rue haïtienne assise derrière un gros sac de riz. Jusqu'ici rien d'original. Mais une statue de la Liberté est imprimée sur le sac avec le mot TCHAKO inscrit en grosses lettres.

Ce sac de riz importé des États-Unis fait à la fois le bonheur et le malheur des Haïtiens. Que ce soit au marché public bondé et bruyant de Croix-des-Bossales, non loin de Cité-Soleil, ou dans les chic cuisines de Pétionville, le «Miami Rice», comme on le surnomme ici, règne en maître.

 

C'est le riz le plus populaire au pays. Même si le prix du riz importé a grimpé de 60% depuis un an, il se vend encore près de la moitié moins cher que le riz local. Le pays le plus pauvre des Amériques importe 80% du riz qu'il consomme. La toile du Gigi Dépôt l'illustre à merveille.

Tôt le matin, des camions plus colorés les uns que les autres font la file devant cet important grossiste. Tout comme les principaux importateurs de riz, dont Tchako, l'entrepôt de Gigi Dépôt est situé dans le parc industriel privé de Port-au-Prince, Shodecosa. N'entre pas qui veut dans ce parc clôturé, où les agents de sécurité armés sont légion. Leur voisin immédiat est Cité-Soleil, l'un des plus gros bidonvilles du pays.

Les camionneurs viennent d'aussi loin que Port-de-Paix, à 14 heures de route de la capitale, pour s'approvisionner. Des centaines de sacs de riz Tchako sont empilés dans l'entrepôt, non loin des bidons d'huile à cuisson et des paquets de spaghettis. Un homme visiblement adepte du culturisme gère le trafic en suant à grosses gouttes. Un autre, énergique, crie les rabais du jour dans un porte-voix.

«Mes clients veulent le riz le moins cher. Le riz local est un produit de luxe», dit la propriétaire du Gigi Dépôt, Gigliola Cappuccio. La femme d'affaires de 45 ans porte un tailleur beige et de nombreux bijoux, dont une montre en or. Elle admet se payer parfois le «luxe» du riz local. «Mais à la maison, j'ai toujours mon gros sac de Tchako», s'empresse d'ajouter la résidante du chic Pétionville, quartier des ambassades et des familles aisées de Port-au-Prince.

Pour calmer les esprits lors des «émeutes de la faim» qui ont secoué le pays en avril dernier, trois grands importateurs de riz, dont Tchako, et le chef de l'État, René Préval, sont apparus côte à côte à la télévision nationale. Les importateurs se sont entendus pour réduire leur marge de profit. À une condition: l'État devait les subventionner. Le sac se vendait alors 51$US. Ensemble, ils l'ont fait baisser à 43$US. Le hic: cette mesure, annoncée en grande pompe, a duré trois mois. Le sac de riz importé de 50 kg coûte aujourd'hui plus cher qu'en avril, soit environ 60$US.

Portrait «optimiste»

La nouvelle première ministre d'Haïti, Michèle Pierre-Louis, a aussi une toile dans son bureau. De l'art naïf haïtien. On y voit des paysans labourant des terres aux couleurs vives: mauve, jaune et vert. La novice en politique, qui a fait carrière dans le monde de la culture, qualifie cette toile d'«optimiste».

«Je ne peux pas empêcher Tchako d'importer son riz. Il est entrepreneur. La responsabilité de l'État est d'encadrer les paysans pour qu'ils produisent beaucoup plus», dit cette amie de longue date du président René Préval. Mme Pierre-Louis, âgé de 60 ans, succède au premier ministre Jacques-Édouard Alexis en pleine tourmente. Ce dernier a été forcé de démissionner lors des manifestations violentes d'avril.

Le gouvernement n'est pas le seul à s'être engagé à soutenir l'agriculture locale. Les grandes organisations humanitaires présentes au pays ont fait de même. Les quatre ouragans qui ont ravagé Haïti de la mi-août à la mi-septembre 2008 ont toutefois réduit leurs efforts à néant.

Même le Programme alimentaire mondial (PAM) distribue actuellement du riz nord-américain comme aide d'urgence. «La situation est délicate. On a promis d'acheter la production locale, mais aujourd'hui, avec l'état des récoltes, c'est impossible», explique sa coordonnatrice en Haïti, Myrta Kaulard.

Autre indice de la crise alimentaire: la diaspora envoie maintenant du riz, plutôt que de l'argent, dans son pays natal. Les transferts de fonds jouent un rôle majeur dans l'économie d'Haïti (35% de son PIB en 2007, soit 1,8 milliard de dollars). L'une des principales banques du pays, Unibank, offre ce service depuis longtemps. Mais depuis le début de la crise alimentaire, un autre service moins connu, Transferfood, connaît un boom de 75%.

«Les familles préfèrent maintenant envoyer du riz. On livre des sacs de 110 livres (50 kg) à plus de 2000 familles par mois, seulement à Port-au-Prince», indique le chef de service de Transferfood, Lucien Juste. En trois mois l'automne dernier, l'institution bancaire a livré plus de 25 000 sacs dans le pays. Devinez quelle marque de riz la diaspora exige en majorité: le Tchako.

 

80%

Du riz consommé est importé.

400 000 TONNES est la consommation annuelle de riz.

57% de toutes les denrées alimentaires sont aussi importées.

60% des ouvriers haïtiens travaillent dans le domaine de l'agriculture.

2$/jour 70% de la population vit avec moins de 2$ par jour.

62% de la population haïtienne vit en milieu rural.

Avant que la crise n'éclate, les familles dépensaient déjà 60% de leurs revenus en nourriture.

3,3 millions d'Haïtiens vivent une insécurité alimentaire de modérée à grave.

6 à 8 mois Le nord-ouest d'Haïti manque d'eau. La période de sécheresse dure de six à huit mois par année.

Les galettes d'argile

Dans une grande cuve, la cuisinière mélange l'argile à de l'eau, du beurre et du sel pour donner un peu de goût. Le tout est ensuite filtré à la passoire. Une galette se vend 1 gourde.

¢ ¢ ¢

1 galette coûte 1 gourde

1 gourde = 3¢

40 gourdes = 1$US

Sources : PAM, gouvernement d'Haïti, Centre national de la sécurité alimentaire