Dans Cité-lumière, un quartier du bidonville de Cité-Soleil, Charline Louis est une petite commerçante prospère. La femme de 40 ans fabrique des galettes d'argile. Ses principaux clients ne sont pas des femmes coquettes en quête d'une plus belle peau. Ce sont ses compatriotes affamés.

En pleine crise alimentaire, de plus en plus d'Haïtiens en achètent pour calmer le «Chlorox». L'odeur de cette marque d'eau de Javel rappelle l'amertume ressentie dans la bouche après avoir passé plusieurs jours sans manger. Ce mot est devenu ici un synonyme évocateur de la faim.

 

Mme Louis n'est pas la seule à avoir flairé la manne. On trouve de ces galettes gris pâle dans les marchés publics aux quatre coins du pays le plus pauvre des Amériques.

Ce produit peu appétissant ne date pas d'hier. Traditionnellement, les femmes enceintes et les gens souffrant de brûlures d'estomac lui prêtaient des vertus médicinales. «Les plus vieux m'ont montré comment les faire», indique Mme Louis, les vêtements et les cheveux maculés de boue.

Dans une grande cuve, la cuisinière mélange l'argile à de l'eau, du beurre et du sel pour donner un peu de goût. Le tout est ensuite filtré à la passoire. Les galettes sont mises sur des grandes plaques sur les toits des maisonnettes environnantes, où elles sécheront au soleil. Mme Louis s'approvisionne en argile à Hinche, dans la région du Plateau central.

«Quand j'ai vu dans quel état était le pays, j'ai su que je pouvais faire de l'argent avec cela», dit la commerçante, en créole. Une galette se vend une gourde, l'équivalent d'environ 3 cents (40 gourdes = 1$US). Chaque jour, Mme Louis, aidée de ses voisines du bidonville, remplit 50 marmites.

Ces marmites sont destinées entre autres au marché public de Croix-des-Bossales, non loin du bidonville. On trouve de tout dans le plus gros marché en plein air de la capitale. À l'entrée, des vendeuses assises par terre en rangée sont presque cachées derrière leurs piles de vêtements usagés.

Plus loin, des «Madame Sara» se fraient un chemin dans une foule d'acheteurs compacte, chargées de fruits et de légumes. On les surnomme ainsi en référence à un oiseau tropical qui piaille toute la journée, infatigable. Ces femmes achètent les denrées en gros en province pour les revendre à profit aux petites commerçantes du marché.

Coincée entre deux vendeuses de «petites marmites» de riz, Samedy Guerline n'a pas les moyens d'acheter des produits frais pour les revendre. Assise sous un parasol, elle vend des galettes d'argile depuis 10 ans.

«J'en vends plus qu'avant. Grand goût, grand goût», répète-t-elle. Cette expression répandue dans tout le pays signifie avoir faim. La jeune marchande consomme son produit et en donne à ses cinq enfants. «J'en mets dans leur boîte à lunch pour l'école. Avec du jus, cela fait du bien à l'estomac», ajoute-t-elle.

Hausse catastrophique des prix

«La vie chère», comme on dit ici, empêche les plus pauvres résidants de Port-au-Prince d'acheter des produits de base. Dans la capitale, le problème en est un de pouvoir d'achat, et non d'absence de nourriture.

«Avant que la crise n'éclate, les familles dépensaient déjà 60% de leurs revenus en nourriture. Depuis octobre 2007, les prix des denrées de base n'ont cessé d'augmenter jusqu'à l'explosion des prix en mars. La nourriture s'est mise à coûter en moyenne 40% plus cher. Une catastrophe pour ces familles», explique la coordonnatrice du Programme alimentaire mondial en Haïti, Myrta Kaulard.

Des graffitis «À bas la vie chère» sont alors apparus sur les murs de la chaotique capitale de plus de 2 millions d'habitants. En avril, des manifestations violentes, baptisées les «émeutes de la faim», ont débuté aux Cayes, dans le sud du pays, et se sont poursuivies dans la capitale. Elles ont fait au moins six morts dont un Casque bleu de l'ONU.

Aujourd'hui, la hausse de la consommation de galettes d'argile inquiète le PAM. C'est signe d'une distribution d'aide alimentaire d'urgence insuffisante, note l'organisme. De son côté, Médecins sans frontières se questionne sur ses effets sur la santé humaine. Toutefois, l'organisme refuse de se prononcer sans avoir fait analyser le produit en laboratoire.

La situation préoccupe aussi la nouvelle première ministre du pays, Michèle Pierre-Louis, en poste depuis septembre. Si son gouvernement n'agit pas rapidement, Mme Pierre-Louis n'écarte pas une reprise des manifestations. «En 2009, on sera en année électorale. On peut facilement instrumentaliser la révolte», déplore la recrue politique de 60 ans.