Mineurs, domestiques, porteurs d'eau, vendeurs. En Guinée, la plupart des enfants travaillent. Notre journaliste Michèle Ouimet a visité une mine et rencontré des filles domestiques. Portrait d'enfants esclaves.

Anna avait 10 ans lorsqu'une tante est venue la chercher dans son village pour l'amener à Conakry, la capitale. Sa tante l'a laissée dans une famille qui cherchait une domestique. Elle lui avait promis qu'elle irait à l'école, mais depuis qu'elle est à Conakry, Anna lave des planchers, fait la vaisselle, prépare les repas et surveille les enfants. De 6h30 à 22h.

Elle n'a jamais mis les pieds dans une classe. Furieuse, elle a tenté de retourner dans son village, mais sa mère a refusé de la reprendre.

«Elle m'a dit qu'elle n'avait pas les moyens», explique Anna en caressant son gros ventre.

Anna est enceinte de six mois. Elle n'a que 16 ans. Sa patronne, une sage-femme, est contrariée. Anna est menue, elle devra probablement accoucher par césarienne. Qui va payer? Le père de l'enfant n'a pas d'argent, c'est un apprenti mécanicien. Il a 30 ans.

Sa patronne hausse les épaules. À quoi servira Anna avec un bébé sur les bras? «Je suis dépassée, dit-elle en jetant un regard mauvais à Anna. Si elle continue de voir des garçons, je vais la retourner dans son village!»

Anna voit un seul avantage à sa grossesse. Depuis qu'elle est enceinte, plus personne n'ose la battre.

Anna est jolie : tient pâle, cheveux tressés. Elle fait la moue en tirant sur ses couettes.

La patronne d'Anna vit dans une maison coquette avec une grande cour ombragée. Elle prépare le dîner en marmonnant. «Qui va faire le ménage maintenant?»

Anna est assise plus loin, à l'ombre. L'hostilité est palpable entre les deux femmes. Sa patronne envoie parfois des vivres et de vieux vêtements à la famille d'Anna.

Anna, elle, ne reçoit rien. Ou si peu. «Ma patronne me paie des habits, dit-elle, mais elle est fâchée depuis que je suis enceinte.»

En Guinée, des dizaines de milliers de filles travaillent comme domestiques. Elles ne sont pas payées. Comme Anna.

«Elles sont exploitées et font tout dans la maison. Plusieurs sont battues», explique Jeanne Ali, coordonnatrice d'une ONG locale, l'ACEEF (Action contre l'exploitation des enfants et des femmes).

L'ACEEF a retracé 123 domestiques. Elle tente de convaincre les employeurs de laisser les filles travailler quelques heures dans un atelier de couture. La patronne d'Anna a accepté, mais elle le regrette. «C'est comme ça qu'elle a rencontré son petit ami et qu'elle est tombée enceinte», grogne-t-elle.

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Gabou Loua, aussi, est battue. Sauvagement. Son patron, un camionneur, la frappe avec un câble électrique. Elle a 16 ans. Son histoire ressemble à celle d'Anna : arrachée à son village à 10 ans, travaux harassants et refus de l'envoyer à l'école en dépit des promesses.

Gabou vit dans un deux pièces perdu au fond d'une ruelle dans un quartier pauvre de Conakry. En arrière, une petite chambre en désordre avec un lit qui occupe toute la place. En avant, un salon étriqué avec deux fauteuils et une télévision. C'est là que Gabou dort. Par terre, sur le ciment.

Quand elle était petite, la patronne la fouettait et la giflait. Depuis que Gabou a grandi, elle n'ose plus lever la main sur elle, mais il lui reste une arme : la priver de nourriture.

Gabou fait le ménage et s'occupe des enfants pendant que sa patronne vend des légumes au marché.

Les cinq enfants vont à l'école. Pas Gabou qui les regarde partir le matin avec un pincement au coeur. Quand ils font des gaffes, ils accusent Gabou. C'est elle qui reçoit les coups.

Gabou est malheureuse. «On me bat fort, ça fait mal, dit-elle. Je voudrais retourner chez ma maman, ça fait six ans que je ne l'ai pas vue. Je lui parle parfois au téléphone.»

Gabou jette des regards furtifs autour d'elle. Elle a peur que sa patronne la voie en train de me parler, peur de se faire battre, peur d'être encore une fois privée de nourriture.

Elle aussi ne reçoit aucun salaire.

«La grande majorité des domestiques ne sont pas payées, affirme l'organisme Human Rights Watch. Quelques-unes reçoivent des paiements, souvent irréguliers, en général inférieurs à 5$US par mois. Des nombreuses filles ne reçoivent aucune aide quand elles sont malades, et elles ont souvent faim, car elles sont exclues des repas familiaux. Elles sont parfois tenues à l'écart, insultées et moquées, ou encore victimes de coups, de harcèlement sexuel et de viol.»

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Toutes les domestiques ne sont pas malheureuses. Fatima Bangoura est tombée sur une famille accueillante et une patronne chaleureuse, une enseignante qui lui permet d'aller à l'école... une fois les corvées terminées.

Les hommes de la maison la laissent tranquille. Ils n'essaient pas d'abuser d'elle.

«L'exploitation sexuelle des filles domestiques est récurrente dans notre société, peut-on lire dans un rapport d'UNICEF-Guinée publié en 2005. Cependant, la communauté n'en parle pas. Les cas sont réglés en famille et aucune sanction n'est prise à l'endroit des fautifs.»

Fatima a quitté son village à huit ans. Aujourd'hui, elle en a 16. Elle n'a jamais revu ses parents. Elle fait le ménage et veille sur les enfants. Elle n'est pas payée, mais personne ne la bat.

«Je suis chanceuse», dit-elle.