Les prostituées ont déserté la Main. Les filles à talons hauts sont rentrées «en dedans». Au sens propre et figuré. Certaines sont envoyées régulièrement sous les verrous. La plupart travaillent dans les motels miteux, les hôtels chics, les bars, les salons de massage, sur l'internet ou carrément de leur balcon à Montréal.

La police a «nettoyé» le centre-ville en vue de la création du Quartier des spectacles, se plaignent les filles de Stella, un groupe de défense des droits des «travailleuses du sexe».

Faux, archifaux, répond la police. «Il n'y pas de nettoyage. On fait des opérations tout au long de l'année. On arrête essentiellement des prostituées de rue parce que ce sont elles qui suscitent des plaintes», dit l'inspecteur-chef Daniel Rondeau du Service de police de la Ville de Montréal.

Dans la rue, il ne reste plus qu'une poignée de paumées. Celles qui travaillent pour se payer leur drogue ont suivi les vendeurs dans les quartiers pauvres comme Saint-Michel, Hochelaga-Maisonneuve et Saint-Henri. La police remarque de plus en plus de «narco-prostitution». «Le proxénète classique a presque disparu. Plutôt que de prendre une cote sur les revenus des filles, il va lui vendre de la drogue. Il fait son argent pareil», indique le policier.

Le phénomène a été observé au parc Ovila-Légaré dans Saint-Michel. En 2006, un gang de rue y faisait la loi. Il y vendait du crack. Une dizaine de prostituées de rue se sont greffées à eux. Elles sollicitaient les pères de famille qui venaient jouer au parc avec leurs enfants et les banlieusards qui passaient en voiture sur le boulevard Pie IX.

«Quand on a fait la première descente en 2006, les filles se sont déplacées vers d'autres trafiquants trois rues plus loin dans Montréal-Nord. De nouveaux trafiquants ont remplacé les anciens dans Saint-Michel et les filles sont revenues», raconte le commandant du poste de quartier, Fady Dagher. Le jeu du chat et de la souris s'est poursuivi. Les trafiquants ont été arrêtés à nouveau en 2007. Les filles ont cessé de travailler dans la rue. «Je ne crois pas qu'elles soient disparues du quartier pour autant», dit-il.

Plusieurs filles travaillent aujourd'hui dans des «piaules», des logements où il y a de la vente de drogue et de la prostitution. Et pas seulement dans Saint-Michel.  Les vendeurs de drogue tiennent ces piaules. Si la fille veut y faire son client, elle doit acheter de la drogue au propriétaire», confirme l'infirmière de Projet Montréal, Pénélope Boudreault. Cette initiative de Médecins du monde consiste à faire du travail de rue et offrir des cliniques médicales aux prostituées dans trois organismes de la métropole, dont Stella au centre-ville.

Solliciter de son balcon

La répression policière a modifié le travail des prostituées et de ceux qui leur viennent en aide. Beaucoup de filles arrêtées pour sollicitation sont aujourd'hui «quadrilatère», comme elles disent. Un juge leur a interdit de se trouver dans un secteur précis de la ville, un «quadrilatère». Le hic, c'est qu'elles habitent souvent ce quadrilatère. «Les filles développent des trucs. Elles sortent la tête par la fenêtre de leur chambre ou sur leur balcon pour solliciter leurs clients», raconte l'infirmière. «Ça déplace le problème. Ça pousse les filles à développer d'autres créneaux», admet le lieutenant-détective Rondeau.

La répression est telle que la Dre Magdelena Duniewicz, bénévole à Médecins du monde, hésite à appeler l'ambulance lors de ses visites chez des prostituées malades. L'ambulance arrive souvent accompagnée de la police dans les quartiers chauds de la métropole. «On préfère que la patiente se lève et se rende avec nous à l'hôpital. Les policiers connaissent les piaules. Si on appelle une ambulance, ça se peut que la police en profite pour entrer. On ne veut pas être vu comme ceux qui amènent la police.»

Les travailleurs de rue ont aussi modifié leur façon d'intervenir. Sylvain Kirouac de l'organisme L'Anonyme arpentait les trottoirs depuis la fin des années 80. Mais depuis trois ans, la répression policière a transformé son travail. Il doit désormais s'infiltrer dans des hôtels et des maisons de chambre, où se déroule désormais la vraie action.

«Ce qui se passe dehors est de moins en moins intéressant. Au début de ma carrière, je pouvais travailler dehors 365 jours par an», résume-t-il. Mais Sylvain doit désormais transporter son sac à dos plein de condoms, de seringues et de pipes à crack propres dans des hôtels et des immeubles miteux. Pas mal plus compliqué.

Comment procède-t-il ? Un mélange de diverses techniques, répond-il. Il joue fréquemment à l'imbécile. «C'est fou comme ça fonctionne souvent», dit-il. Parfois, ce sont des contacts qui l'emmènent. Des proprios animés d'un désir sincère d'aider les filles collaborent parfois très bien. Et parfois, non.

Sylvain a ainsi pénétré des endroits réputés impénétrables. Au fil de ses soirées dans les motels, les filles viennent s'asseoir sur le lit et jasent avec lui. Ces conversations à bâtons rompus sont le coeur de son travail. Il essaie de les convaincre de demander de l'aide sociale, entre autres. Dans ce monde de drogués et de prostitués, il y a des irréductibles. Mais la plupart finiront par passer à autre chose, estime Sylvain. «Sinon, ils meurent.»

Dans les cliniques de Médecins du monde, la Dre Duniewicz voit aussi défiler toutes sortes de prostituées qui ne font plus la rue. Certaines dont le sort ne s'est pas amélioré pour autant. Une femme de 50 ans, malade comme un chien, forcé par son fils de 25 ans à continuer de se prostituer dans leur logement insalubre. «Elle avait tout ce que tu peux imaginer : hépatite A et B, cirrhose, maladie de la peau, infection vaginale, problèmes cardiaques, etc. Elle réussissait encore à faire des clients parce qu'elle offrait 20 ou 30 $ pour une relation sexuelle complète», raconte la médecin. Ou encore cette jeune femme prostituée dans une agence d'escorte chic du centre-ville qui s'est faite renvoyer pour avoir exigé de porter un condom. «Pas de condom à l'agence au cas où la police débarque. De toute façon, vous êtes toutes cleans», lui avait dit sa patronne.

Plusieurs filles délaissent la rue pour travailler sur l'internet plutôt que dans les motels miteux. «La prostitution de rue, c'est du folklore. C'est surtout sur l'internet que ça se passe», dit Robert Paris, coordonnateur de l'organisme Pact de rue qui compte des travailleurs de rue dans six quartiers de Montréal. «C'est une bonne chose, car les filles peuvent négocier leur relation sans se sentir en danger ou trop à découvert», ajoute l'infirmière Pénélope Boudreault. Chez Stella, on estime qu'au moins 200 agences d'escortes montréalaises s'annoncent sur l'internet. La police de Montréal n'a pas de statistiques à ce sujet.

Celle-ci priorise la prostitution «dérangeante». «La prostitution va toujours exister. On fonctionne par priorité. D'abord, la prostitution juvénile. Ensuite, la prostitution près des écoles et des parcs. On intervient aussi si la paix publique est perturbée et lorsqu'on reçoit des plaintes», résume l'inspecteur-chef Rondeau. Quelque 2000 filles ont été arrêtées pour avoir sollicité des clients au cours des quatre dernières années.

Les mineures sous l'emprise des gangs de rue ne font pas les trottoirs, non plus. Elles travaillent dans les partys privés, sur l'internet, dans les agences d'escortes ou des bars de danseuses en région. «Une mineure se pointe sur un coin de rue à Montréal et quatre chars de flics débarquent», indique M. Paris de Pact de rue.

Ce qui se passe entre deux adultes consentants sur l'internet, dans les salons de massage et les bars de danseuses intéresse peu la police. Seuls les clients violents ou qui choisissent des prostituées mineures doivent s'inquiéter. Stella transmet chaque mois à la police sa liste noire des mauvais clients. Ces informations ont mené à l'arrestation cet été de l'homme d'affaires Giovanni D'Amico, accusé d'avoir violé et menacé quatre prostituées de rue.

- Avec la collaboration de Katia Gagnon