Coincée entre deux commerces dans une rue de Montréal, la petite enseigne de l'hôtel Champ Doré passe inaperçue pour le passant pressé. Une fois la porte poussée, les marches montées dans des effluves de bière froide, on entre dans un univers crasseux, grouillant et glauque: celui d'un bordel, version 2008.

L'action se passe au premier : plusieurs chambres, qui se louent 20$ l'heure. Julien, le revendeur de drogue de la place, vend des roches de crack. Et cinq ou six filles sont à l'oeuvre. En ce premier jour du mois, la clientèle ne manque pas. Avant d'aller passer la soirée au Champ Doré, j'ai dû montrer patte blanche. Sylvain Kirouac, qui travaille pour l'organisme l'Anonyme dans plusieurs hôtels de passe, m'a introduite à Mickey, le boss de la place. Il fait partie de l'organisation criminelle qui s'est implantée à l'hôtel.

Mickey accepte qu'une journaliste parle de son établissement dans La Presse, à condition de changer les noms et de rester vague sur la géographie.

Les filles du Champ Doré sont des «indépendantes» qui travaillent sans souteneurs. Quand ils ont débarqué à l'hôtel, les nouveaux «propriétaires» ont tenté d'avoir un pourcentage sur les passes. «L'hôtel s'est vidé», raconte Phil, le tenancier. De toute façon, l'alliance des deux trafics est lucrative pour tout le monde. D'autant plus que les filles sont elles aussi de grosses consommatrices de crack.

Sylvain et moi sommes donc assis sur le lit qui meuble notre chambre de la taille d'une penderie. Il n'y a rien d'autre à faire dans ce placard sale à mourir que ce qu'y font les clients : poffer - fumer du crack - et baiser.

Impossible, dans la minute qui suit, de rater l'entrée de Juju. La grosse fille rousse est vêtue d'une robe de bal, d'un beau lilas, constellée de paillettes. Étole, crinoline, et tout le tralala. Quelqu'un a emmené Juju dans un restaurant «super chic» ce soir et elle a décidé de venir travailler avec sa robe. L'image semble tout droit sortie d'un film de David Lynch.

«Tabarnak! Quand je l'ai vue dans la porte, je pensais que c'était Cendrillon.» Une grande blonde, juchée sur des talons aiguilles, sort de la chambre voisine en titubant. Il est 22 h 50 et Priscilla, la quasi-doyenne du Champ Doré, est déjà complètement soûle. «En fait, je ne l'ai jamais vue autrement que soûle», dit Sylvain.

Priscilla refuse de dire son âge, mais est parfaitement franche sur son ancienneté dans le métier: elle a 25 ans de prostitution dans le corps. À ses débuts, elle devait être un méchant pétard. Grande, mince, blonde. Mais deux décennies de dope et de cul l'ont salement amochée. Tout ce qui lui reste de vraiment magnifique, ce sont ses yeux de chat, d'un vert très pâle.

Justement, ils sont fixés sur moi. «T'es qui, toé ? T'as l'air d'une police», me lance-t-elle.

Journaliste? Ça l'intéresse.

Une conversation avec Priscilla, même soûle et gelée, c'est un petit historique-terrain de la prostitution à Montréal. Priscilla a tout fait. Les bars de danseuses, les salons de massage, les «complets» dans des voitures. Depuis quelques années, elle travaille au Champ Doré parce que les flics sont devenus vraiment «trop chiants». Et elle ne fait plus que des fellations.

Elle dit être copropriétaire d'un salon de massage avec une autre fille. Deux soirs par semaine, elle part de sa maison à LaSalle, «trois étages, bébé». Elle laisse son fils de 8 ans dans les mains d'une nounou, «qualifiée», dit-elle, l'index en l'air. Et elle débarque au Champ Doré pour la nuit.

Là, elle prend un coup, elle fume du crack - pas d'héroïne, «moi je ne touche pas à ça» - et elle fait des fellations. Elle dit demander 60 $ pour ses services. Priscilla affiche d'ailleurs le plus grand mépris pour ces filles qui font des passes à 20 $. «Si elle est prête à vendre son cul pour 20 $...» dit-elle dédaigneusement. Et combien coûte la consommation ? Plusieurs centaines de dollars par soir, répond-elle.

Elle éclate d'un rire franc quand on lui demande si elle touche de l'aide sociale. «Voyons donc, bébé! Vois-tu le BS débarquer dans ma grosse maison?»

Priscilla dit-elle la vérité ou est-elle perdue dans ses fantasmes? En tout cas, si c'est un délire, il est remarquablement constant. Quand on parle d'elle, tout le monde a la même histoire.

Priscilla n'a jamais voulu de pimp. Bien des gars se sont essayés avec elle. Elle s'est fait casser la gueule à plusieurs reprises. Elle montre une belle cicatrice au dessus de son oeil droit.

«J'en ai plein, comme ça.» Elle a dû se défendre des souteneurs, mais aussi des autres filles. Avec les années, elle a acquis une réputation de «dure». Au Versailles, elle est devenue la protectrice de plusieurs filles, victimes d'autres prostituées violentes qui leur volaient leur argent.

Soudain, au beau milieu de la conversation, Priscilla s'interrompt. «Ça te dérange, si je pisse?» Il n'y a pas de toilettes dans la chambre, seulement un évier minuscule. Priscilla se trémousse pour baisser ses jeans ultraserrés. Elle se hisse sur le lavabo. Et pisse.

Mais après, il faut remonter les jeans. «Peux-tu m'aider, bébé?» Impossible de boutonner ce jeans probablement deux tailles trop petit. Au prix d'un effort qu'on devine surhumain, Priscilla y parvient.

Mais quand elle s'agenouille pour faire son métier, elle n'a pas le choix de détacher ses pantalons trop serrés. Elle sort donc périodiquement de sa chambre, les culottes à moitié attachées. «Bébé! Envoye l'autre», hurle-t-elle à l'endroit du jeune homme qui s'est improvisé fournisseur de clients pour ce soir. Priscilla n'est pas la seule prostituée usée au Versailles. Louise est une grande femme aux cheveux gris. Elle est à des années-lumière de l'image classique de la prostituée. Elle est sale, ébouriffée et porte une couche pour l'incontinence. Mais que diable peuvent bien lui trouver les clients? «Une queue, ça n'a pas d'yeux», dit crûment Sylvain.

Les prostituées ne sont pas très jolies et les clients ne sont pas non plus des Adonis. Ils sont parfois repoussants de saleté. Ou alors ils ont la violence inscrite sur le visage. Et quand ils fument du crack, ils deviennent totalement imprévisibles, souligne Priscilla.

Phil est le chef d'orchestre de ce curieux ensemble. Le vieil homme est à son bureau, dans le petit hall. C'est lui qui loue les chambres. Retraité , il est assis sur un confortable fonds de pension. Il vit dans un beau six et demi, dans le nord de la ville. «Je suis un bon père de famille.»

Il y a six ans, pourtant, il a répondu à cette petite annonce dans le journal. Hôtel cherche tenancier. Emploi de nuit.

Phil est payé le salaire minimum, mais repart chaque soir les poches pleines. Il ne touche jamais à la drogue, mais engrange les billets pour de petits «extras». Vanessa veut une bière? Phil lui en fait monter une. Dix dollars. Juju a perdu sa pipe à crack? Phil lui en refile une, moyennant compensation. Plus les pourboires des clients. Phil peut ainsi gâter ses enfants et rouler en Volvo.

Il n'a pas vraiment d'états d'âme face aux filles. «Ce sont de pauvres filles, qui se sont souvent fait passer dessus par leur père ou leur frère», me dit-il, le sourcil en berne. Mais il en profite parfois, ajoute-t-il sur un ton bonhomme, pour se rincer l'oeil. C'est facile: certaines filles droguées jusqu'aux yeux se promènent parfois complètement à poil.

Peu après minuit, tout s'arrête. Julien manque de stock. Et il n'y a plus de chambres. Les filles en sont réduites à faire leur ouvrage dans la salle de lavage. «Dix-quinze minutes, tout le monde», lance Julien.

Dehors, à un jet de pierre, deux voitures de police barrent une rue transversale. Même si la police intervenait au Champ Doré, le trafic de drogue et la prostitution reprendraient à peine quelques jours plus tard. Tout cela est bien trop payant.

Il pleut.

Juju, toujours vêtue de sa robe lilas à paillettes, marche sur le trottoir. Elle avance lentement, princesse paumée à crinoline, le regard fixe. Son étole est trempée, sa robe est sale.

Minuit a sonné, Juju. La Cendrillon des trottoirs n'a plus de prince, plus de carrosse et n'a sûrement jamais eu de Fée marraine.

Selon le module moralité, alcool et stupéfiants du Service de police de la Ville de Montréal

(sections sud, nord et est) :



En 2007, il y a eu à Montréal :


256 femmes, 89 travestis et une adolescente arrêtés

Au total 1044 arrestations en 314 opérations

(des femmes ont été arrêtées plusieurs fois)

20 hommes et 1 adolescent arrêtés

Au total : 100 arrestations en 21 opérations

(des hommes ont été arrêtés plusieurs fois)

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38 clients arrêtés en 293 opérations

10 plaintes de prostituées contre des clients

38 billets d'infraction à un règlement municipal

227 avertissements verbaux

112 appels de citoyens pour dénoncer des activités

de prostitution (projet Cyclope)

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En 2006, il y a eu à Montréal :

1079 arrestations, dont 668 prostituées, 90 prostitués mâles et 321 clients

7 plaintes de prostituées contre un client

34 billets d'infraction à un règlement municipal

241 avertissements verbaux

146 appels de citoyens pour dénoncer des activités de prostitution (projet Cyclope)

En 2007-2008 :

183 prostituées ont été vues dans l'une des cliniques médicales

On a procédé à 57 doses de vaccination

Il y a eu 65 dépistages VIH/sida

Source : Cliniques médicales de Médecins du monde chez Stella