Dans cette petite rue de Laval, des bungalows sont sagement alignés, formant un cliché classique de la banlieue. L'une de ces demeures en apparence proprettes est pourtant une maison de chambres illégale. Une quinzaine d'hommes, usés par une vie de misère, la plupart alcooliques, toxicomanes et affligés de multiples problèmes de santé, y vivent dans des chambres miteuses tapissées de préfini.

Il y a trois ans, l'équipe itinérance du centre de santé et de services sociaux de Laval a découvert, par hasard, l'existence de ces marginaux. Depuis, deux intervenants leur dispensent régulièrement des services.

Le visage de l'itinérance, à Laval, ce sont ces hommes. Ils ne vivent pas sous les ponts, ne fréquentent pas les refuges. Mais ils paient cher pour vivre dans un lieu très précaire, presque insalubre. «Et s'il leur arrivait une malchance, s'ils perdaient ce logement-là, ils n'auraient nulle part où aller», résume Yvan Coiteux, de l'équipe itinérance du CSSS Laval.

Réal et Michel habitent ici depuis des années. Ici, c'est leur «palais», disent-ils. Réal a une crinière grise et une bouche édentée. Michel a toutes les allures du clochard du centre-ville de Montréal. Les deux hommes versent une partie de leur chèque pour le loyer. Avec le reste, ils achètent de la drogue et se paient parfois une prostituée.

Dans la cuisine en mélamine qui empeste le tabac et l'humidité, les deux hommes conversent avec les intervenants. Josée Larose, infirmière de l'équipe, prépare les médicaments de Réal. Nous sommes à trois jours de la fin du mois: il ne reste plus rien dans le frigo. «On va jeûner, ricane Réal. C'est bon pour la santé.»

Jules arrive dans la cuisine. Il veut parler à Josée en privé, dans sa chambre. La petite pièce est un incroyable capharnaüm. Le plancher est brunâtre. «L'as-tu jetée, ta viande?» lui demande Josée. Jules avait pris l'habitude de garder un paquet de baloney au frais derrière le grillage de sa fenêtre. Il avait peur de se faire voler dans le frigo commun.

Problèmes sociaux

Depuis 10 ans, l'équipe itinérance du CSSS Laval en a vu de toutes les couleurs. Yvan Coiteux est passé du centre-ville de Montréal aux rues en apparence tranquilles de Laval. «On a découvert qu'à Laval, il y avait des problèmes sociaux importants. Dans certains quartiers, il y avait une pauvreté grandissante qui ne paraissait pas de l'extérieur, explique-t-il. Plusieurs personnes commençaient une carrière d'itinérance. Mais les problèmes sociaux extrêmes à Laval, on peut se promener des heures sans jamais les voir.»

L'équipe réalise en moyenne 2000 visites par an auprès d'une clientèle vulnérable.

Au fil des ans, Yvan Coiteux a découvert les endroits où se regroupent les rares sans-abri «chroniques» de Laval. Sous le pont Viau et sous un petit belvédère au bord de la rivière des Prairies surnommé «la plage». Les sans-abri de Laval vivent parfois dans leur voiture. Certains campent dans des îles au milieu de la rivière. D'autres investissent des abribus ou louent des cabanons de jardin.

Mais ce genre de cas lourd est assez rare. «On les connaît tous par leur prénom», rigole Martin Métivier, chef du service Urgence sociale Laval, un organe municipal chargé de gérer les cas de bout de ligne en matière d'itinérance.

Le service reçoit 12 000 appels par an, ouvre 4000 dossiers, dont grosso modo 400 concernent de possibles cas d'itinérance. La plupart de ces personnes se sont retrouvées sans logis à la suite d'un divorce ou de la perte d'un emploi. «Ils ont longtemps fait du couch surfing chez l'un, chez l'autre. Jusqu'à ce que le réseau social ou familial s'effrite complètement», explique Martin Métivier.

La plupart des «sans-abri» ont donc un toit. Mais il est extrêmement précaire. Tout leur argent est consacré au paiement de leur loyer. Le prix moyen d'un studio dans l'île Jésus est de 477$, juste un peu moins qu'un chèque d'aide sociale. Une étude réalisée en 2005 par le CLSC montrait que près de 8000 ménages lavallois consacrent plus de 50% de leur revenu au loyer.

Pour manger, pour se vêtir, certains locataires comptent presque uniquement sur les banques alimentaires, les soupes populaires, les friperies. «Il y a quelques mois, nous avons reçu un client. Il venait de perdre son emploi. Il vivait dans un sous-sol, sans bail. Il n'avait pas de papiers. Pas de bien-être social. C'était un sans-abri, avec un toit», raconte Daniel Corbeil, directeur adjoint du CSSS Laval.

L'un des problèmes des intervenants lavallois, c'est qu'ils manquent depuis des années d'un outil essentiel: un hébergement d'urgence. Laval a beau être la seule ville du Québec à financer un service d'urgence sociale, elle est en effet la seule des grandes villes québécoises à ne pas avoir de refuge, depuis la fermeture de l'Accueil Saint-Claude en 2005.

Cette situation changera avec l'ouverture, l'an prochain, de l'organisme l'Aviron. Il a fallu deux ans de travail aux intervenants de multiples groupes pour faire accepter le projet. Et en attendant, qu'est-ce qui se passe avec les personnes à qui on ne trouve pas d'hébergement? Réponse: on les envoie... à Montréal. Le quart de la clientèle d'Urgence sociale Laval est dirigée de l'autre côté des ponts.