Les autorités canadiennes, incluant le ministre Peter MacKay, étaient bien au fait que les mauvais traitements dans les prisons afghanes étaient une pratique répandue lorsqu'ils y ont transféré des détenus en 2006 et 2007, a affirmé jeudi l'ancien numéro un du Canada en Afghanistan, David Mulroney.

«Nous savions tous en 2006 qu'il y avait de nombreux problèmes avec le système de justice afghan», a dit M. Mulroney, dans un témoignage fort attendu au comité parlementaire sur l'Afghanistan, et qui vient corroborer, en partie, certaines déclarations explosives du diplomate Richard Colvin. Ce dernier avait affirmé, la semaine dernière, que la torture était pratiquée systématiquement par les services secrets afghans, à qui le Canada transférait ses prisonniers.«Dans un pays autant affecté par la pauvreté, l'analphabétisme, les insurrections, sans institutions publiques et qui a souffert de décennies de conflits civils, la possibilité de mauvais traitements ne pouvait être ignorée. Et nous ne l'avons pas ignorée», a estimé jeudi celui qui était en 2007 et 2008 sous-ministre aux Affaires étrangères, responsable de l'Afghanistan.

S'il assure qu'il n'existe «aucune preuve» que les détenus transférés par le Canada aux autorités afghanes ont été victimes de torture, M. Mulroney a toutefois été incapable de garantir que ces prisonniers, transférés avant le nouveau protocole mis en place au milieu de 2007, n'avaient pas été victimes de mauvais traitements. Le Canada n'avait tout simplement pas les ressources nécessaires, en 2006, pour assurer le suivi des prisonniers transférés, a-t-il expliqué.

Pressé de questions par l'opposition, le haut diplomate s'est contenté de répéter qu'après son arrivée en poste, en février 2007, il s'est appliqué à bâtir un nouveau protocole de transfert «plus musclé», afin de «corriger la situation» et assurer le suivi des prisonniers «pour qu'ils ne soient pas maltraités».

La première entente sur le transfert des détenus, signée en 2005 par le gouvernement libéral de Paul Martin, était insuffisante, a-t-il estimé, mais elle respectait tout de même la Convention de Genève, qui dit qu'un pays ne doit pas transférer des détenus s'il y a risque de torture.

Aujourd'hui ambassadeur du Canada en Chine, M. Mulroney a par ailleurs affirmé que lorsqu'il était en charge du dossier afghan, il discutait de la question des détenus «sur une base quotidienne» avec des membres du gouvernement de Stephen Harper, dont Peter MacKay, alors ministre des Affaires étrangères.

Maintenant à la Défense nationale, M. MacKay soutient depuis le début de la controverse qu'il n'était pas au courant des allégations de torture dont faisait état M. Colvin dans ses rapports.

Alors que le gouvernement tente par tous les moyens, depuis une semaine, de discréditer le témoignage de M. Colvin, remettant même en question qu'il y ait eu de la torture en Afghanistan, M. Mulroney a affirmé que les recommandations et craintes exprimées dans les rapports du diplomate ont grandement servi à l'établissement de la nouvelle politique de transfert des détenus en 2007.

Là où l'ambassadeur conteste la version de M. Colvin, c'est lorsque ce dernier affirme que de simples fermiers, innocents, ont été remis par le Canada aux autorités afghanes. «Il n'y a aucun doute dans notre esprit que les détenus capturés par les forces armées canadiennes représentaient une menace réelle pour la population afghane et même que certains d'entre eux avaient du sang canadien sur les mains», a dit M. Mulroney, qui nie par ailleurs avoir tenté d'empêcher M. Colvin d'écrire des rapports sur les risques de torture dans les prisons afghanes.

Voulant «rétablir les faits», M. Mulroney est revenu d'urgence de Pékin en milieu de semaine pour donner sa version de l'histoire, même s'il n'était pas convoqué par le comité.

À l'issue du témoignage controversé, les partis de l'opposition ont continué de réclamer la tenue d'une commission d'enquête publique, devant des témoignages aussi contradictoires, dont ceux d'anciens généraux militaires, venus réfuter mercredi les allégations de M. Colvin, selon lesquelles les autorités canadiennes savaient que les prisonniers seraient torturés et ont fermé les yeux.

Pour le député du Bloc québécois, Claude Bachand, le gouvernement aurait dû cesser tout transfert de détenus dès qu'il a eu vent des risques de torture dans les prisons afghanes, une pratique «généralisée» que dénonçait notamment de nombreux organismes de défense des droits humains. «Pour moi c'est très clair qu'il y a eu violation de la Convention de Genève», a dit M. Bachand.

Le diplomate a d'autre part expliqué qu'en pleine guerre, alors que la situation était «chaotique» en Afghanistan en 2006, il a fallu du temps pour trouver une solution au problème des prisonniers.

«Nous n'avions pas de doute que les détenus capturés par les Forces canadiennes représentaient une réelle menace pour les Afghans et, de surcroît, qu'ils avaient dans certains cas du sang canadien sur les mains», a-t-il indiqué.

«Nous avions un problème en ce sens que nous avions des personnes capturées sur le champ de bataille qui étaient une menace pour les Afghans et les Canadiens. Nous pouvions soit les relâcher, soit les remettre entre les mains du système afghan», a expliqué M. Mulroney.

Quant aux accusations formulées par le diplomate Richard Colvin, qui l'a accusé la semaine dernière d'avoir ignoré des rapports faisant état de torture de prisonniers transférés par le Canada dans les prisons afghanes et d'avoir tenté de le censurer, l'ambassadeur a vivement nié ses allégations.

«L'idée que je l'ai muselé, ou que j'ai muselé tout autre responsable, est fausse», a soutenu M. Mulroney.

Il a cependant admis avoir suggéré que les dossiers difficiles se discutent d'abord au téléphone, plutôt que directement par écrit. Car il est impossible de faire ce type de travail avec des représentants dans trois continents et des fuseaux horaires différents strictement par courrier électronique, a-t-il fait valoir.

M. Mulroney a fait le voyage depuis la Chine pour venir donner sa version des faits au comité spécial sur l'Afghanistan. Il en avait fait la demande par écrit, vendredi dernier, en plaidant que de «sérieuses allégations» y avaient été faites, qui «touchaient directement (son) travail».

Il y a une semaine, Richard Colvin, qui a été en poste en Afghanistan pendant 17 mois en 2006-2007, a affirmé, devant le même comité, avoir envoyé une quinzaine de rapports à de hauts dirigeants des sphères politique et militaire, pour les avertir des risques de torture dans les prisons afghanes. Parmi les destinataires, M. Colvin avait cité M. Mulroney.

Richard Colvin avait d'autre part soutenu que tous les prisonniers transférés aux autorités afghanes avaient probablement été torturés, et que bon nombre d'entre eux étaient innocents. Il s'agissait, dans bien des cas, de paysans, de fermiers ou de travailleurs qui se trouvaient simplement à la mauvaise place au mauvais moment, avait suggéré M. Colvin.

Documents manquants

L'opposition a par ailleurs accusé le gouvernement d'empêcher le comité de faire son travail, en refusant de lui remettre des documents qu'il réclame depuis plusieurs jours, notamment les rapports de M. Colvin ainsi que des documents du ministère des Affaires étrangères.

MM. Colvin et Mulroney ainsi que les généraux à la retraite Rick Hillier, l'ancien chef d'état-major de la Défense, et Michel Gauthier, ancien commandant de la Force expéditionnaire du Canada, y ont tous fait référence, lors de leur passage devant le comité.

«On nous demande de faire notre travail les yeux bandés, dans le noir», s'est indigné le libéral Bob Rae, lors de la période des questions.

Les députés de l'opposition ont adopté une motion, déposée quelques minutes plus tard par M. Dewar lors de la réunion du comité, dénonçant «qu'une atteinte grave au privilège a été commise (...) et viole les droits des députés» et que le gouvernement «fait entrave aux travaux du comité». Le président doit maintenant en aviser la Chambre des communes.

Photo: PC

David Mulroney