Face à la guerre et plus particulièrement à la présence de l'armée canadienne en Afghanistan, Francis Dupuis-Déri tient une position qui contraste avec celle de nombreux universitaires, experts, politiciens, chroniqueurs et éditorialistes du pays.

Mais ce n'est pas tout. Autant sa façon de penser est marquée par ses convictions antimilitaristes, autant le ton de son propos est dur. Pour ne pas dire très dur, dérangeant, choquant, provocant. C'est encore le cas dans son nouveau livre, L'armée canadienne n'est pas l'Armée du salut, qu'il lance aujourd'hui, à Montréal.

Professeur de science politique à l'Université du Québec à Montréal, M. Dupuis-Déri s'insurge contre le prix Nobel de la paix remis au président américain Barack Obama en décembre dernier alors que celui-ci autorise le déploiement de 30 000 nouveaux militaires dans le pays.

«Pourquoi pas Jack L'Éventreur prix Nobel de médecine et Marc Lépine docteur honoris causa de l'École Polytechnique?» demande-t-il.

Ailleurs, il qualifie les militaires canadiens tués en Afghanistan de «cadavres souriants» en raison des photos de ces derniers publiés dans les médias.

En entrevue, le ton est plus réservé, moins polémiste, plus analytique. Voici ce qu'il nous a confié à l'occasion de la sortie de son nouvel ouvrage.

Q. Quelle est l'idée maîtresse de votre livre?

R. L'idée de base est de rappeler que la présence de l'armée canadienne et des autres armées occidentales en Afghanistan provoque plus de problèmes qu'elle n'amène de solutions. Il faut penser à retirer ces soldats d'un pays qui est en guerre civile depuis une trentaine d'années. J'essaie aussi de montrer, entre autres en introduction du livre, que depuis quelques années, de plus en plus de personnes, dont des officiers supérieurs de l'OTAN ou des membres de l'ambassade britannique à Kaboul, estiment que la présence des troupes étrangères fait partie du problème et qu'elle stimule la résistance et la rébellion.

Q. Est-ce que l'engagement canadien a changé d'un gouvernement à l'autre?

R. Oui. Il y a eu des déplacements. Jean Chrétien a envoyé des troupes tout de suite après le 11 septembre. Il y a eu des participations dans les zones de combat, avec les Américains, dans le sud du pays. Après ça, on a ramené les troupes à Kaboul, une zone plus sécurisée. Puis, Rick Hillier (ndlr : chef d'état-major maintenant à la retraite) a réussi à convaincre Paul Martin de faire descendre les troupes dans les zones de combat à Kandahar. Oui, il y a eu des variations de priorités. La plupart des observateurs disent que c'est Rick Hillier qui a convaincu les autorités canadiennes de déplacer les troupes dans les zones de combat.

Q. Et le gouvernement Harper?

R. Le gouvernement Harper a hérité du dossier, mais à voir les déclarations et les prises de position du premier ministre et de ses ministres, on voit bien que les conservateurs sont «contents» d'avoir hérité d'une guerre. Ce sont des conservateurs. C'est dans leur idéologie de jouer les gros bras. (...) Je pense que si le gouvernement conservateur était majoritaire, il pousserait pour que l'armée canadienne reste après 2011. C'est une des raisons pour lesquelles je voulais donner un autre coup sur le clou avec ce livre.

Q. Est-ce que les Canadiens s'attendaient aux effets extrêmement létaux des bombes artisanales qui sont à l'origine de plus de la moitié des décès chez les 141 soldats canadiens tués depuis leur arrivée ?

R. Je ne sais pas s'ils s'y attendaient mais de toute évidence, ils étaient mal équipés ! On a dû modifier les équipements au fil des années. Et ce n'est pas uniquement le cas des armées canadiennes. On dit que l'emploi des armes artisanales est un peu injuste, qu'il y a comme un côté pernicieux ou vicieux des rebelles afghans. Mais l'armée canadienne et les armées occidentales utilisent plein d'armes que les Afghans n'ont pas : des satellites, des appareils de vision nocturne, des drones... Du côté de l'arsenal, je pense qu'un drene est pas mal plus efficace. On ne fait pas le suivi des pertes du côté des insurgés, mais ils ont des pertes tous les jours avec des armes aussi pernicieuses mais plus avancées sur le plan technologique.

Q. Vous dénoncez plusieurs choses : les politiciens, les médias, etc. Mais n'êtes-vous pas heureux de constater, sondage après sondage, une forte proportion de Canadiens en faveur d'un retrait des troupes ?

R. Oui, tout à fait. J'ai l'habitude de penser que je défends des positions marginales ou alternatives alors qu'ici, je suis avec la majorité de la population ! Pour le gouvernement canadien et l'armée canadienne, c'est un échec. D'autant plus pathétique que depuis cinq ou dix ans, l'opinion publique canadienne est soumise à une forte propagande militariste. Ce qui n'était pas le cas dans les années 1980 ou 1990. L'armée canadienne était beaucoup plus discrète dans la valorisation d'elle-même ou de ce qu'elle faisait. Mais depuis la guerre en Afghanistan, et cela est aussi relié à Rick Hillier, ils ont pris une approche de marketing, du type des États-Unis pour vendre l'armée américaine, avec la présence de soldats dans les événements sportifs, aux Jeux olympiques, etc., pour vendre l'armée canadienne dans l'opinion publique. Et vendre cette guerre en Afghanistan. Le gouvernement Harper a même fait appel à des entreprises de marketing et ça ne marche pas.

Q. Quel héritage laissera cette guerre à l'armée comme à la population ?

R. J'aurais envie de vous dire qu'on s'en reparlera en 2011 afin de voir si on se retire réellement. J'ai quand même bien l'impression que le gouvernement et les ministères concernés vont laisser quelques dizaines, quelques centaines de soldats sur place pour entraîner les militaires afghans ou la police, etc. Mais si l'armée canadienne se retire en 2011, la guerre va continuer durant plusieurs années, il va y avoir un effet de lecture historique un peu curieuse où ce ne sera pas l'armée canadienne qui va être associée à la défaite comme tel. On sera parti avant le constat d'échec. J'ai aussi l'impression que l'espèce de rhétorique disant que nous étions là pour défendre la démocratie, les femmes, construire des écoles et creuser des puits, c'est ça qui va perdurer dans les manuels d'histoires et les documents officiels.

Q. Mais alors, que faire ?

R. En Afghanistan, la solution n'est pas militaire. Il faut retirer les troupes. Si le gouvernement Harper est réellement préoccupé par le sort des enfants, des femmes ou le sort de l'Afghanistan d'un point de vue humanitaire, il y a un moyen de faire parvenir de l'aide. Peut-être qu'il n'y aura pas une grosse feuille d'érable sur l'aide, mais il y a des réseaux de solidarité. Il y a encore des camps de réfugiés, au Pakistan ou ailleurs, où il y a des femmes qui essaient d'organiser de l'enseignement, de la formation. On n'a pas besoin de l'armée pour faire parvenir de l'aide. Au contraire, je crois que la présence de l'armée nuit plus qu'elle n'aide les humanitaires.

Q. Mais que faire pour assurer que l'argent va à la bonne place? Qu'il n'y aura pas de corruption?

R. De toute façon, en ce moment, l'argent ne va déjà pas à la bonne place. Donc, il y a déjà de la corruption et une bonne partie de l'argent des contribuables canadiens est gaspillée dans l'armement. L'argent du gouvernement canadien est investi dans la guerre, pas dans l'aide humanitaire. L'ACDI a même déjà admis que son aide est en grande partie concentrée dans la formation de la police afghane. On est loin de l'aide humanitaire. Si on décide qu'on arrête de faire la guerre et qu'on investit dans l'humanitaire, il va y avoir de l'argent qui va se rendre. Je ne me fais pas d'illusions : c'est sûr que l'Afghanistan demeure un pays corrompu, mais si on veut vraiment aider, on va trouver des moyens de le faire. Mais je pense qu'à partir du moment où il n'y aura plus d'armée canadienne, le gouvernement canadien va se désintéresser de l'Afghanistan.

Q. Dans votre ouvrage, vous parlez peu de l'industrie militaire. Qu'en dites-vous ?

R. J'en ai parlé davantage dans un livre précédent (L'éthique du vampire). Les quelque quatre milliards de dollars investis par le gouvernement canadien dans la guerre en Afghanistan font bien l'affaire des gens de l'industrie privée de l'armement canadien : CAE, Bombardier, etc. Ils font de l'argent, c'est certain. Et ils sont associés à des événements publics, des conférences, sur la guerre, donnés par des ministres, des généraux de retour d'Afghanistan. La guerre, par définition, c'est aussi une affaire d'argent.

Francis Dupuis-Déri, L'armée canadienne n'est pas l'Armée du salut, Lux Éditeur, 165 pages.