S'il avait pu choisir, le caporal Martin Renaud aurait perdu conscience pour se réveiller 20 jours plus tard à l'hôpital militaire américain de Landstuhl, en Allemagne, où sont soignés les soldats canadiens grièvement blessés en Afghanistan. Mais le caporal n'a pas choisi.

Il se souvient de tout. De la tension qui régnait, ce matin-là, quand sa patrouille a pris la route pour relayer des soldats éreintés après 20 heures de combats. Du bruit sourd. Du plancher blindé qui s'est fissuré sous ses bottes. Du souffle de l'explosion qui l'a projeté contre le plafond. De «l'odeur de mort». De l'insupportable douleur.

Dans ces secondes plus longues que l'éternité, le caporal Renaud a subi «une quarantaine» de fractures - il a perdu le compte exact - dont plusieurs ouvertes. «C'était un gros casse-tête», dit-il.

Ses médecins ont tenté de remettre les morceaux en place. Ils lui ont cloué des os, lui ont réparé 17 dents, lui ont installé deux tiges de métal dans le dos. Mais ils ont dû se résoudre à lui amputer les deux jambes.

C'était le 27 novembre 2007. Martin Renaud n'avait que 19 ans.

Aujourd'hui, le jeune homme se sent trahi. Il se demande de quoi son avenir sera fait. Pour lui, l'horizon est sombre, presque bouché. Comme plusieurs autres soldats blessés au front, il se sent abandonné par le gouvernement du Canada. Par celui-là même, en somme, qui l'a envoyé à la boucherie.

Deux classes de vétérans

«Il y a deux classes de vétérans, au Canada: ceux qui ont pris part à la Seconde Guerre mondiale et à la guerre de Corée, et tous les autres», fulmine Pat Stogran, l'ombudsman des anciens combattants.

Le colonel à la retraite a déclaré la guerre à Ottawa, qu'il accuse de faillir à ses obligations à l'égard d'une nouvelle génération de vétérans. Il a tiré sa première salve à la mi-août, en organisant une conférence de presse pour dénoncer le système d'indemnités versées aux soldats blessés. Il est loin d'avoir épuisé ses munitions: en entrevue avec La Presse, il en rajoute.

«L'Afghanistan est une bombe à retardement. Les Américains ont appris des leçons du Vietnam; depuis, ils soutiennent beaucoup mieux leurs vétérans. Je crains que l'Afghanistan ne devienne notre Vietnam. Que le gouvernement ne fasse rien pour arranger les choses et que, dans 20 ans, nous ayons plein de vétérans dans la rue, brisés par la guerre.»

Il est encore trop tôt pour mesurer l'ampleur du désastre afghan, ajoute l'homme de 52 ans, qui a lui-même servi en Bosnie et en Afghanistan. «Ça va prendre des années avant que la vie de ces jeunes ne s'effondre et, ensuite, avant que le système ne les ramasse. Ça va sans doute coûter des centaines de millions à la société.»

Un avenir incertain

Le caporal Renaud, dont l'enfance s'est déroulée entre Petawawa, Gagetown et Valcartier, a toujours voulu faire carrière dans l'armée, comme son père. Il s'est enrôlé le jour de ses 17 ans. Il n'a pas fini sa quatrième secondaire.

Pour le moment, le jeune homme travaille dans un bureau à la base de Valcartier. Mais il craint d'être jeté hors de l'armée après le retrait des troupes canadiennes en Afghanistan, l'an prochain. Handicapé, il ne respecte plus les «règles d'universalité du service», qui exigent que chaque militaire soit en forme et apte à être déployé à l'étranger.

Mais il y a pire. Quand le caporal Renaud est revenu d'Afghanistan, le ministère des Anciens Combattants lui a versé un chèque de 267 000$. Pendant un moment, il a cru qu'il avait touché le gros lot. «J'étais encore bourré de morphine et d'antidépresseurs quand on m'a mis tout cet argent entre les mains. Je pensais que c'était pour compenser mes souffrances, alors j'ai puisé dedans.» Encore et encore.

Le caporal Renaud s'est d'abord payé un chalet au bord de l'eau. Puis un spa. Un camion flambant neuf. Une motoneige. «C'était des bonbons... Je n'avais pas besoin de ça pour vivre, mais ça m'a fait du bien sur le coup.»

L'argent a brûlé entre ses doigts. Aujourd'hui, la cagnotte est presque vide. Mais le soldat de 22 ans a encore de longues années devant lui. Il se sent floué. Il aurait préféré recevoir une rente mensuelle jusqu'à la fin de ses jours, comme celle à laquelle ont droit les vétérans qui ont été blessés avant l'adoption de la nouvelle Charte des anciens combattants, en 2006.

Des économies sur le dos des vétérans?

Sous le nouveau régime, les soldats blessés au front reçoivent, en un seul paiement, une «indemnité d'invalidité forfaitaire» dont la somme varie selon la gravité des blessures, jusqu'à un maximum de 276 000$.

Aux yeux de Pat Stogran, cette mesure ne vise qu'une chose: économiser sur le dos des jeunes vétérans. Mais le problème est plus large, dit-il. «C'est tout le système qui est vicié. Depuis trois ou quatre décennies, la bureaucratie fédérale démantèle les services et supprime les avantages offerts aux vétérans traditionnels.»

Selon lui, la nouvelle charte s'inscrit dans cette logique puisqu'elle permet à Ottawa de se libérer de ses obligations vis-à-vis des soldats blessés en Afghanistan. «On leur signe un chèque et on les lâche dans la nature», s'indigne l'ombudsman, qui s'emploie à dénoncer cette «terrible injustice» d'ici la fin de son mandat, au mois de novembre.

Les choses ont changé, rétorque le ministre des Anciens Combattants, Jean-Pierre Blackburn. «Les vétérans de l'ère moderne ne veulent pas obtenir une rente et s'en aller chez eux à attendre que la vie se passe, soutient-il. L'orientation maîtresse de la nouvelle charte, c'est de faire en sorte que les blessés au combat puissent rapidement redevenir actifs dans la vie civile, trouver un emploi et continuer à s'épanouir.»

Ainsi, en plus de l'indemnité forfaitaire, les vétérans peuvent avoir droit à une compensation équivalant à 75% du salaire qu'ils recevaient avant de quitter les Forces, et ce, pendant toute la durée de leur réadaptation.

Grogne généralisée

Il reste que la colère gronde dans les rangs, de plus en plus larges, des blessés de guerre. «Tout le monde a le couteau entre les dents», dit le caporal Renaud. «C'est triste de les voir», confirme Francine Matteau, mère de Nicolas Magnan, un soldat blessé aux jambes dans l'explosion d'une mine en août 2007. «Ils sont démoralisés, ils n'ont plus envie de se battre. Ils sont détruits pour la plupart. Ils sont imprévisibles et très instables. C'est dur aussi pour leurs familles.»

Elphège Renaud, président de l'Association des anciens combattants du Royal 22e régiment de Valcartier, dit avoir rencontré 19 soldats «lourdement handicapés» depuis leur retour d'Afghanistan. «La majeure partie d'entre eux n'ont déjà plus un sou.» Des témoignages semblables, Pat Stogran affirme en avoir entendu «de la Colombie-Britannique à Terre-Neuve».

Le ministre Blackburn a compris le message. Il admet que la nouvelle charte comporte des «lacunes», surtout en ce qui concerne les blessés graves comme le caporal Renaud, «qui ont des besoins plus grands que les autres». Il promet d'ailleurs de corriger le tir «très bientôt».

Le caporal Renaud n'en attend pas moins de la part du Canada. «Je ne veux pas regretter d'avoir perdu des membres en Afghanistan. Je ne veux pas regretter d'avoir voulu continuer à vivre.»

Photo: Alain Roberge, La Presse

Le caporal Martin Renaud a perdu ses deux jambes dans un accident en Afghanistan à l'automne 2007. Il avait 19 ans. Aujourd'hui, le jeune homme se demande de quoi son avenir sera fait. Comme plusieurs autres soldats blessés au front, il se sent abandonné par le gouvernement du Canada.