L'oeuvre de Réjean Thomas est bien connue. Fondateur de la clinique L'Actuel et de Médecins du monde Canada, il mène depuis 25 ans une lutte acharnée pour améliorer le sort ceux qui vivent avec le VIH-sida. Mais sur l'homme, on sait peu de choses. Jeudi prochain, jour du lancement de Médecin de coeur, homme d'action, on en apprendra davantage sur sa vie et ses aspirations. Dans cet ouvrage de l'auteur Luc Boulanger, Réjean Thomas se livre comme jamais auparavant. Il parle de son enfance en Acadie dans une famille modeste, de ses études en médecine, de ses voyages, de ses amitiés et de son incursion en politique. Rencontre avec un homme d'action et de passion qui a un mot à dire sur tout.

Q: On a tendance à croire que vous êtes québécois. Mais le livre nous en apprend plus sur votre enfance à Tracadie-Sheila, en Acadie. Dans ces passages, il est beaucoup question de votre mère. Elle semble avoir eu une grande influence sur la carrière que vous menez aujourd'hui.

 

R: Une influence énorme! Ma famille est issue de la classe ouvrière, une famille très aimante et pleine de valeurs. Lorsque j'étais enfant, ma mère était mon idole. Mon père était plutôt absent, alors il s'est créé entre elle et moi une relation mère-fils intense. Ma mère était une féministe plutôt en avance sur son époque: elle fumait, elle conduisait la voiture, menait le budget. Et même s'ils étaient peu instruits, mes parents aimaient débattre. Ma mère disait: «Ce n'est pas parce qu'on est pauvres qu'on n'est pas intelligents.» Son histoire m'a donc poussé à me dépasser et m'a guidé vers une profession sociale.

Q: En 1987, alors que le sida faisait déjà des ravages, vous avez fondé la clinique L'Actuel avec deux autres médecins. À l'époque, la trithérapie n'existait pas. Qu'est-ce qui vous a le plus marqué de votre premier contact avec le sida?

R: Notre impuissance. Si on fait de la médecine, c'est pour guérir. Mais à moins de 30 ans, je me retrouvais à soigner des gens qui allaient presque tous mourir. Deux choses m'ont marqué: d'abord, ce n'est pas normal pour les jeunes de mourir. Ensuite, les préjugés envers les malades, qui malheureusement existent encore aujourd'hui. Ils étaient rejetés dans tous les milieux: par l'Église, par le milieu de la santé, par la société, par leur famille, leurs amis. C'était comme avoir la peste.

Q: Les statistiques indiquent toujours une augmentation des cas d'infection au VIH au Québec. Paradoxalement, le sida fait de moins en moins les manchettes. Pourquoi?

R: Avec la trithérapie, la plupart des malades ne mourront pas du sida, mais d'autre chose. C'est une victoire exceptionnelle. Mais au lieu de voir la trithérapie comme un défi à la prévention, on a baissé les bras. Il n'y a plus de cours de formation personnelle et sociale dans les écoles, peu de cours d'éducation à la sexualité. Les jeunes voient donc le sida comme une maladie virtuelle, lointaine. En conséquence, on est en pleine épidémie. Ce n'est pas normal qu'il y ait trois ou quatre infections au VIH par jour au Québec.

Q: Selon vous, la santé est devenue une véritable obsession au Québec. Les Québécois se plaignent-ils trop?

R: Au Québec, on a tendance à jeter le bébé avec l'eau du bain. On a un système d'assurance médicaments plutôt exceptionnel, un système où les gens pauvres ont accès aux mêmes services que les gens riches. On devrait en être fier, mais on ne l'est plus. Est-ce qu'on est prêt à se solidariser pour avoir des soins de santé gratuits et que le prix à payer soit d'attendre quelques heures à l'hôpital? Mais c'est clair qu'il y a un problème avec les listes d'attente et que nous manquons de médecins.

Q: Vous dites d'ailleurs que le manque de médecins fait peut-être l'affaire des fédérations médicales, qui tiennent à conserver une certaine rareté dans la profession...

R: En France, il y a beaucoup plus de médecins, et les Français ont un système de santé incroyable. Mais en contrepartie, on entend souvent dire que leurs médecins n'ont pas le même rapport de force dans la société. Tout le débat entourant les médecins étrangers prend aussi racine dans ce problème.

Q: Qu'est-ce qu'on devrait faire avec les médecins étrangers?

R: Faire mieux! Je raconte souvent l'histoire de ma secrétaire roumaine, qui du jour au lendemain nous a annoncé qu'elle nous quittait pour faire sa résidence en pédiatrie à New York. Elle ne nous avait pas dit qu'elle était médecin! Si cette fille-là a pu devenir pédiatre à New York, comment se fait-il qu'on n'ait pas réussi à la garder au Québec? On devrait trouver des solutions pour mieux les encadrer, et surtout ne pas leur demander de refaire leurs études en médecine. Personne ne voudra faire ça.

Q: Que pensez-vous du débat entourant le CHUM?

R: C'est un peu décourageant. Plus personne ne croit à ce projet-là. Et selon moi, on ne devrait pas miser seulement sur les superhôpitaux. On est tellement dans une obsession des soins de santé tertiaires et de l'hospitalisation qu'on oublie que la majorité des problèmes de santé nécessitent des soins primaires. D'ailleurs, mes patients qui devaient mourir préféraient le faire dans les petits hôpitaux de quartier, pas dans un grand hôpital.

Q: On vous connaît de nombreux amis, dont André Boisclair, Audrey Benoît et Jacques Parizeau. Or, vous avez fait une croix sur l'amour. Est-ce que l'amitié remplace l'amour?

R: Est-ce que ça remplace? C'est différent. Pour moi, l'amour était trop difficile. Ça me demandait trop d'énergie. Un jour, je me suis dit que c'était fini et que j'allais me concentrer sur l'amitié et le travail. D'autre part, à travers le combat du sida, j'ai noué des amitiés solides avec mes collègues. L'amitié est plus simple, plus reposante. Je ne dis pas que l'amour n'existe pas. Et peut-être vais-je complètement me faire avoir un jour! (rire)

Q: L'auteur Luc Boulanger relate une soirée passée avec votre ami André Boisclair alors que la crise sur sa consommation de cocaïne était à son apogée. Le titre du chapitre, «Voir un ami pleurer», est évocateur. Qu'est-ce que le parcours d'André Boisclair vous a appris de la politique, vous qui vous êtes présenté pour le Parti québécois en 1994?

R: Toute cette campagne électorale a été une grande déception pour moi. À l'époque, je connaissais André depuis 15 ans et c'était l'une des personnes les plus intelligentes que j'aie rencontrées. Quand il était ministre, on disait toujours qu'il connaissait ses dossiers. Mais du jour au lendemain, c'était: «il n'a rien à dire», «il est con»... C'était pénible, j'étais en train de capoter. Après, ça a été la grande désillusion des partis politiques. J'ai longtemps pensé que la politique était très importante et que je devais en faire pour le bien commun. Mais cette histoire m'en a totalement enlevé le goût. Je me suis rendu compte qu'il y a d'autres façons de se réaliser.

Q: Quels sont vos plans pour l'avenir, alors?

R: J'ai beaucoup de projets à l'étranger, je suis invité à Moscou depuis plusieurs années parce qu'ils capotent sur le modèle de L'Actuel. Mais mon projet principal est de continuer à lutter contre le sida à Montréal. On agrandit notre clinique cette année et on planifie peut-être d'en ouvrir une autre. Mes patients sont ma motivation: grâce à eux, je réalise qu'il ne faut pas courir après le bonheur avec un grand B, mais qu'il faut prendre tous les petits bonheurs qui passent...

Réjean Thomas: Médecin de coeur, homme d'action

par Luc Boulanger, avec préface d'André Boisclair

Les Éditions Voix Parallèles


 

LE «BON DOCTEUR THOMAS»

Médecin inclassable, atypique. Voilà comment est décrit le «bon docteur Thomas» dans Médecin de coeur, homme d'action, du journaliste Luc Boulanger. Homme passionné, de cette passion qui est contagieuse, Réjean Thomas partage sans retenue ses idées et ses jugements sur une foule de sujets. Cela donne des moments parfois mordants, souvent touchants. Voici quelques extraits.

Sur le système de santé

«A-t-on vraiment besoin de deux CHUM à Montréal? Est-ce un manque de volonté politique de ne pas choisir de construire un CHUM, au risque de perdre les deux? ...»

«Le privé a beau nous faire miroiter mer et monde, être malade reste une mauvaise période dans une vie. Se faire soigner, ce n'est pas comme aller au spa!»

Sur son coming out difficile

«Je me souviens d'un soir en particulier... J'étais dans ma chambre à la résidence de l'Université de Moncton, debout sur le balcon, au 10e étage (...) en me demandant si j'allais sauter... J'ai 53 ans maintenant, et je n'avais encore jamais parlé de ça...»

Sur sa notoriété

«Je n'ai pas choisi d'être connu... Je suis même quelqu'un de très timide... Par contre, j'assume la notoriété. Elle me donne des avantages... mais aussi des inconvénients.»

Sur le sida

«J'ai commencé à pratiquer la médecine au début de la crise du sida. Et le sida est vite devenu une maladie très médiatisée... Or, voilà, une cause n'est jamais éternelle. L'environnement a remplacé le sida.»

Sur le côté «glamour»

«Ce n'est pas parce qu'un médecin fait du travail humanitaire qu'il n'a pas le droit d'aimer le champagne. Je ne suis pas un prêtre ni un missionnaire. Je n'ai jamais fait de voeu de pauvreté: je suis médecin.»

Sur ses origines acadiennes

«Les Québécois reprochent souvent aux Français leur snobisme, leur arrogance. Or, ironiquement, les Acadiens ressentent la même chose de la part des Québécois.»