Chaque année, des millers de petits québécois voient disparaître un membre de leur famille. L'impact peut être dévastateur: anxiété, dépression, drogue, décrochage... En ce mois des morts, la travailleuse sociale Josée Masson, fondatrice de Deuil jeunesse, vient de publier aux Éditions Logiques sont deuxième livre sur le sujet, Mort, mais pas dans mon coeur.

Q : Vous avez commencé à travailler avec les jeunes en deuil en vous apercevant que leur entourage commet souvent des maladresses dès les premiers instants. Comment l'expliquez-vous?

R : On vit dans une société qui mise sur la jeunesse. La mort est encore taboue. Depuis 13 ans, je remarque que les intervenants qui n'ont pas une formation minimale sur le deuil puisent dans leur expérience personnelle pour intervenir, et c'est dangereux. Mieux vaut savoir quoi faire avant, parce que, quand arrive le deuil, si des maladresses sont commises, l'enfant sera toujours plus à risque.

Q : D'après vous, que faut-il dire aux enfants qui perdent un parent ou un proche?

R : Une grosse proportion de ces enfants veut mourir. On traite ça comme une dépression, mais en fait, ils croient qu'en mourant, ils pourront retrouver leur parent, leur frère ou leur soeur.

Il faut permettre à l'enfant d'arrêter d'attendre leur retour. Il faut lui expliquer que la mort, c'est l'arrêt du fonctionnement du corps, que les yeux ne voient plus, les oreilles n'entendent plus, les cheveux ne poussent plus. C'est aussi pour cela que les rites funéraires sont un facteur de protection énorme: quand un jeune peut voir et toucher la mort, il réalise qu'elle n'est pas comme la vie.

Il a aussi moins peur. Quand on ne leur explique pas, par exemple, ce qu'est l'incinération, certains pensent qu'on coupe le corps en morceaux, ou qu'on l'écrase avec un camion, et que c'est plein de sang dans l'urne. Les enfants veulent la vérité.

Q : Qu'est-ce que les adultes ont plutôt le réflexe de dire?

R : Je vois des mamans dire à leurs petites filles que leurs papas sont maintenant des étoiles (ou au ciel). Ça a des répercussions, c'est certain, puisque les enfants prennent ce qu'on leur dit au pied de la lettre. Pour une fillette de 4 ans, «ton papa est sur une étoile», ça veut dire qu'il a fait ses bagages pour aller vivre ailleurs, qu'il l'a abandonnée.

J'ai vu des enfants revenir de Walt Disney très fâchés contre leur famille, parce qu'ils avaient compris, dans l'avion, que ce n'est pas vrai qu'on vit au ciel, qu'il n'y a pas de maison sur les nuages. J'en ai vu d'autres à qui l'on a dit que papa s'était «endormi pour toujours». Ils ne voulaient plus se coucher le soir et se réveillaient la nuit pour aller voir si leur maman pouvait se réveiller aussi.

Si on ne leur explique pas qu'il s'agit simplement de croyances, que ça nous fait du bien d'imaginer ces choses, ils peuvent perdre confiance en nous.

Q : À quelle situation êtes-vous le plus souvent confrontée?

R : Ce sont surtout des papas qui meurent, puisque, parmi les adultes en âge d'être parents, trois fois plus d'hommes que de femmes sont victimes d'accidents mortels, de malaises cardiaques ou d'AVC en bas âge.

Les pères sont aussi beaucoup plus susceptibles de se suicider que les mères. La moitié de ma clientèle consulte à la suite d'un suicide. Face à un traumatisme, les gens appellent à l'aide beaucoup plus vite.

Q : Que leur conseillez-vous dans de tels cas?

R : Lorsqu'un parent cache les choses, il surprotège. Il contrôle tout et ne veut pas que ses enfants soient en présence d'autres adultes qui risquent de lui dire la vérité.

À l'inverse, le parent qui ne fait pas de cachettes se sent soulagé. Il comprend que ce qui est arrivé fait partie de la vie de son enfant, qu'il n'y a rien à faire.

Même si c'est extrêmement difficile d'expliquer comment un papa qui disait «je t'aime» a pu prendre la décision de mourir, il faut le faire. Cela vaut mieux que de réaliser, 10 ans plus tard, que tout le monde - ses oncles, ses tantes, ses grands-parents, sa mère, ses cousins - lui ont caché la vérité. J'ai vu des familles éclater à la suite de cachettes pareilles.

On dit à l'enfant: «Papa s'est lui-même donné la mort.» Mais ce n'est pas le papa heureux que tu étais habitué de voir qui a fait ça. C'est le papa malade qui ne voyait pas la vie du tout comme nous.

Q : Et la maladie?

R : Avec le suicide, le cancer est très présent chez les familles qui nous consultent. Si on n'implique pas l'enfant, c'est terrible pour lui de voir sa maman dépérir sans comprendre pourquoi elle ne joue plus avec lui.

Si la maladie a été expliquée, qu'on a permis au jeune de parler, de participer et de se préparer à la mort, le deuil sera plus facile. Mais j'ai vu des mères dire: «maman va se battre jusqu'au bout», alors qu'on savait que c'était une question d'heures. Quand on donne ce genre d'espoirs, le choc est aussi grand que si la mort était accidentelle.

Q : Les morts subites posent-elles des défis particuliers?

R : La mort subite survient très souvent devant l'enfant. Il trouve son parent mort dans le lit ou le voit tomber dans l'escalier et ne plus se relever. Tous les deux ou trois mois, je vois des enfants restés seuls un bon bout de temps avec leur parent mort.

L'enfant de 4 ans, qui ignore ce que signifie la mort et voit sa maman couchée, il va penser qu'elle dort. Il va retourner jouer dans sa chambre, attendre, revenir et peut-être crier très fort. Mais on ne compose pas le 911 à 5 ans. On se dit que maman se lève tout le temps d'habitude. Jusqu'à ce qu'on se mette à hurler et que les voisins, les policiers ou les ambulanciers arrivent. Là, on parle vraiment de possible stress post-traumatique.

Q : Perdre un autre membre de la famille peut-il être aussi dévastateur?

R : J'ai vu des enfants perdre leurs sourcils et leurs cheveux à la suite de la mort d'un grand-père ou d'une grand-mère. De nos jours, les grands-parents sont beaucoup plus présents. Ils gardent souvent quand les parents travaillent. Ils ont moins de petits-enfants qu'avant et sont plus actifs. Ils s'assoient par terre pour jouer. Il n'y a plus la même distance. Ça crée des liens significatifs, et c'est ce qui fait la différence.

La perte d'un frère ou d'une soeur, c'est donc énorme aussi, même si on ne l'a pas ou à peine connu. Des enfants nous disent: «Mon frère est mort, mais ma famille aussi est morte parce que ma mère pleure tout le temps.»

Q : À quel âge le deuil d'un proche est-il le plus difficile à faire?

R : Tout dépend des circonstances. L'adolescent dont le parent s'est suicidé vit un extrême sentiment d'abandon. C'est la même chose pour les tout-petits qui n'ont pas la capacité de comprendre la mort. Un enfant de 2 ou 3 ans peut répéter sans arrêt: Moi, je veux papa! C'est extrêmement difficile pour le parent survivant, c'est l'impuissance totale.

On pense souvent que plus on est jeune, moins on est endeuillé, mais ce n'est pas du tout le cas. Même les tout petits bébés qui n'ont jamais connu un parent finissent par réagir. C'est souvent vers l'âge de 10 ans, quand ils comprennent tout l'impact qu'a eu la mort dans leur vie.

Q : Le deuil des enfant est-il jamais fini?

R : Le deuil qui dure un an, c'est tout à fait faux. L'enfant doit pouvoir parler de la personne décédée tout au long de son développement, mais la tendance générale des gens alentour, c'est d'arrêter d'en parler. L'enfant recommence à jouer, et on pense que c'est fini.

On voit pourtant des pics de réaction. La réaction la plus forte survient parfois à la fête des Mères, quatre ans après le décès. Le temps des Fêtes qui arrive est aussi très difficile pour les endeuillés.

Les enfants ont besoin d'en parler, et ce n'est pas toujours triste. Ceux que je vois «trippent» à venir parler de leur parent mort. Leurs yeux brillent plus souvent d'amour que de désespoir. Ils disent: Je l'aime papa et ils veulent en parler au présent.

COMBIEN DE JEUNES TOUCHÉS?

> Quelque 300 000 Québécois soit 4% de la population ont perdu ou perdront un parent avant l'âge de 15 ans, si l'on se fie aux études américaines.

> Année après année, près de 18 000 jeunes québécois reçoivent une rente d'orphelin. Cette rente leur est versée jusqu'à leur majorité, à partir du décès de leur père ou de leur mère.

QU'EST-CE QUE DEUIL-JEUNESSE?

Il ne s'agit pas d'un organisme à but non lucratif comme Jeunesse j'écoute, mais d'une entreprise qui offre l'aide de travailleurs sociaux, psychologues et psychoéducateurs, tous spécialistes du deuil. La travailleuse sociale Josée Masson l'a fondée à Québec, il y a trois ans, alors qu'elle travaillait depuis déjà 10 ans avec les jeunes endeuillés. www.deuil-jeunesse.com