Seule la mort aura réussi à faire taire Michel Chartrand qui a succombé à un cancer lundi soir à l'âge de 93 ans, entouré de plusieurs de ses enfants et petits-enfants.

«Il y a quatre jours encore, il lisait le journal», a raconté mardi sa fille Suzanne en entrevue.Le bouillant militant symbolisait pour des milliers de Québécois le syndicaliste, l'homme qui disait tout haut ce que plusieurs n'osaient même pas penser.

Né à Outremont, le 20 décembre 1916, Chartrand se définissait comme le «militant honnête et droit, qui dit les choses telles qu'elles sont, sans détour et sans fard». Orateur hors du commun, remarquable de présence et de charisme, Michel Chartrand incarnait à lui seul une tradition syndicale et socialiste.

«Je suis socialiste, nationaliste et indépendantiste parce que je crois en la démocratie: le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Je crois à l'égalité de toutes les femmes et de tous les hommes, parce que je crois en la justice, parce que je crois en la liberté à conquérir quotidiennement. Je crois que chacune et chacun doit être en mesure de participer aux décisions et d'assurer des responsabilités à son niveau», avait-il déclaré en entrevue.

Michel Chartrand n'a jamais voulu écrire son autobiographie. Mais, en vitupérant comme c'était son habitude, il a souvent laissé échapper des confidences, pudiquement et rapidement noyées par son rire sonore.

«Ma mère ne lisait pas. Avec 14 enfants, elle n'avait pas le temps. Mon père avait un salaire de fonctionnaire. On n'était pas riches. «Fermez vos lumières!» disait-il. Il découpait La Presse en petits morceaux bien propres pour la salle de bains. J'ai découvert la poésie surtout quand j'ai passé quatre mois en prison en 1970. Pendant la grève de Murdochville, on lisait Prévert entre deux assemblées.»

Fernand Foisy, compagnon de route de Chartrand pendant plus de 35 ans, a rédigé la biographie du syndicaliste en quatre tomes. Alors que celui-ci présidait le Conseil central de la CSN, Foisy en fut le secrétaire général de 1968 à 1974. Il y décrit le parcours de son héros de 1968 jusqu'à 2003 en se disant témoin privilégié de ces moments passés à ses côtés.

«Autant il peut être difficile, parfois bougon ou colérique, autant sa disponibilité et sa générosité nous font oublier ses travers. Les petites gens, le monde ordinaire ont une admiration secrète pour Michel Chartrand. Je dis «secrète» car ils n'osent pas toujours clamer cette admiration de peur d'endosser ses excès verbaux et son langage sans détour», a-t-il indiqué dans une entrevue accordée à La Presse en 2003.

Pour Gérald Larose, qui a notamment côtoyé Chartrand au Conseil central de Montréal de la CSN, il était «un homme de conviction». «C'était aussi un homme de théâtre, quelqu'un qui connaissait l'art oratoire, les effets de foule. Il savait fort bien manier la parole et les images. C'était un homme qui savait véhiculer ses messages, qui savait doser la charge suivant les auditoires».

Malgré ses excès, Chartrand était un homme raffiné, qui aimait les bons vins, la grande musique, la littérature et la peinture.

Événements marquants

Il aura connu des événements marquants dans sa vie. Certains sont connus comme son arrestation durant la crise d'octobre 1970 en vertu de la Loi sur les mesures de guerre. Il est resté en prison pendant quatre mois. D'autres le sont moins, comme le décès de sa fille Marie-Andrée, tuée accidentellement par son conjoint.

Michel Chartrand a été 60 ans aux mêmes barricades. Père de sept enfants, forgés aux mêmes idéaux par lui bien sûr, mais aussi et peut-être surtout par sa femme Simonne, aussi militante que lui, à sa façon, et qui fut la seule qui ait pu lui tenir tête tout en l'épaulant constamment pendant un demi-siècle.

«Par moments, l'implication de mes parents nous rendait la vie difficile, mais cela n'a jamais été lourd à porter. Au contraire, nous avons toujours été très fiers d'eux», a raconté mardi leur fille Suzanne.

«Je devais avoir 5 ou 6 ans la première fois que j'ai entendu à Radio-Canada que Maurice Duplessis avait fait emprisonner mon père. Ce n'est jamais facile d'aller voir son père en prison, mais nous, ses enfants, savions pourquoi il était là. Nous savions que c'était une profonde injustice.»

Pour expliquer les nombreux discours de sa vie, Michel Chartrand disait qu'il y avait deux choses qu'il connaissait bien: la politique et le syndicalisme: «Ça fait 60 ans! C'est sûr que c'est déprimant. Je suis pessimiste intellectuellement et optimiste volontairement. Parce qu'on peut changer des affaires.»

La pensée de Michel Chartrand, il était le premier à le reconnaître, ne se distinguait pas par sa subtilité ou sa finesse. Il fut l'homme d'une cause: la dignité des travailleurs.

À Anne Richer, qui l'avait interviewé chez lui, à Saint-Marc-sur-Richelieu, il y a quelques années, il avait déclaré que «tout le monde devrait faire de la politique. En démocratie, c'est un devoir. Assumer des responsabilités à son niveau; voir à ce que le monde s'épanouisse. On est nés pour le bonheur, quel que soit notre handicap physique ou mental, quels que soient nos parents ou nos gênes. Et pour le bonheur, il faut un minimum: manger, se faire soigner, s'éduquer. Pis travailler. On s'épanouit par le travail!»