En 1960, seuls 3% des jeunes francophones québécois de 20 à 24 ans fréquentent l'université, souligne Claude Corbo, recteur de l'UQAM, dans son anthologie du rapport Parent. À peine 13% atteignent la 11e année - l'équivalent de la 5e secondaire - en 1958.

C'est un euphémisme: les Canadiens français sont sous-scolarisés. Le réseau scolaire et le taux de scolarisation du Québec sont carrément en «léthargie» depuis... 1875, écrit Jean-Pierre Proulx dans Le système éducatif du Québec, qui vient de paraître chez Chenelière Éducation. C'est l'Église qui «impose un frein aux changements», estimant que l'école doit avoir une mission spirituelle d'abord, explique-t-il.

Émilie Bordeleau, la maîtresse d'école des Filles de Caleb, règne longtemps dans une classe qui n'offre à peu près que le cours primaire. «Ce n'est qu'en 1956 qu'il y eut un véritable niveau secondaire public», rappelle le célèbre Frère Untel dans La Presse en 1965. On ne parle pas du temps de la colonie, ici, mais de 1956, alors qu'Elvis est numéro un au Billboard américain...

C'est dire si la révolte gronde. En 1958, 21 000 étudiants québécois déclenchent la grève. Dans un tract, ils demandent au gouvernement de «supprimer les obstacles financiers au développement des intelligences», réclamant «le droit à l'éducation pour tous» et «l'enseignement gratuit à tous les niveaux», tel que rapporté par La Presse du 6 mars 1958.

Contraintes géographiques, financières et familiales

«Le problème numéro un d'accès à l'université était d'abord géographique», estime Michel Allard, professeur associé à la faculté des sciences de l'éducation de l'UQAM (aucun lien de parenté avec l'auteure de ces lignes). Le jeune de Gaspésie ou d'Abitibi devait s'exiler à Québec, Sherbrooke ou Montréal pour étudier. «Il y avait aussi des problèmes d'ordre financier, social et de volonté familiale», poursuit-il.

M. Allard est bien placé pour en parler. Né en 1940, aîné de sept enfants dans une famille de Sainte-Thérèse, il a pu faire le cours classique «parce que j'ai eu l'oeuvre des vocations, c'est-à-dire que les curés ont payé pour moi, raconte-t-il. Et j'étais chanceux d'être dans un milieu qui était favorable à l'éducation. Beaucoup de mes amis étaient peut-être aussi brillants que moi, mais du moment que leurs parents ne croyaient pas à l'éducation, ils n'allaient pas au collège faire le cours classique.»

Or, la simple 11e année ne permettait généralement pas d'entrer à l'université. Il fallait avoir fait le cours classique, des études qui duraient... un total de 15 ans. «Je suis sorti de là, j'avais 21 ans, souligne M. Allard. C'était long. Aujourd'hui, on sort de l'université à 21 ans.» Au même âge, lui y entrait. Aurait-il été fille plutôt que garçon que ce parcours aurait été encore plus exceptionnel.

«Énorme vague d'étudiants à l'assaut des écoles»

Malgré les obstacles, la fréquentation universitaire connaît un boom. En 1960-1961, 21 900 étudiants y sont inscrits. Ça double en 1967-1968 avec 43 471 étudiants. «Et en 1968-1969, l'année de la création de l'Université du Québec (UQ), ça monte à 55 900», indique M. Allard, citant l'Histoire de l'enseignement au Québec de Louis-Philippe Audet.

L'explosion des effectifs scolaires est soulignée par la Commission royale d'enquête sur l'enseignement, mieux connue comme le rapport Parent. Une «énorme vague d'étudiants à l'assaut des écoles, collèges et universités», pour laquelle il y a «insuffisance manifeste de bâtiments (...) et personnel enseignant», est décrite dans le premier volume du rapport, en 1963.

La commission Parent est favorable à cette démocratisation de l'éducation. «Le droit de chacun à l'instruction, idée moderne, réclame que l'on dispense l'enseignement à tous les enfants sans distinction de classe, de race, de croyance ; et cela de l'école primaire jusqu'à l'université, tranchent ses commissaires. L'éducation n'est plus, comme autrefois, le privilège d'une élite. La gratuité scolaire s'impose pour généraliser l'enseignement.»

Les solutions suivent avec la création du ministère de l'Éducation, du système public complet comprenant cinq ordres successifs (préscolaire, primaire, secondaire, cégep et université) et des universités du Québec.

La fondation du réseau de l'UQ, «c'est LE moment important de la démocratisation de l'accès universitaire», selon M. Allard, lui-même membre-fondateur de l'UQAM en 1969.

«Pas de pitié pour les sous-éduqués»

L'opinion publique comprend de plus en plus l'importance de ce qui s'appelle l'instruction. Un sondage mené en 1966 par CROP pour le ministère de l'Éducation révèle que 73% des répondants sont d'accord pour étendre la gratuité scolaire à l'université (source : Opinéduq). «Le système social et économique de demain n'aura pas de pitié pour les sous-éduqués», titre sans mettre de gants blancs La Presse en 1968.

Depuis, l'accès à l'université progresse au Québec, mis à part un certain recul dans les années 1990. En 1984, 30% des jeunes québécois accèdent au baccalauréat. Ils sont 40% à s'y inscrire en 1992, puis 34% en 1997. Ce taux remonte ensuite pour atteindre 42,1% en 2007-2008, selon les Indicateurs de l'éducation 2008. Le pourcentage d'obtention du baccalauréat est, quant à lui, de 31,4% en 2006, un record québécois.

Les étudiantes sont aujourd'hui plus nombreuses que leurs confrères masculins à l'université. Près de 50% des femmes de la jeune génération s'inscrivent au baccalauréat (par rapport à 35% des hommes), ce qui rendrait sûrement Émilie Bordeleau bien fière.

Dire qu'en 1925, une première femme, Marthe Pelland, a été admise à la faculté de médecine de l'Université de Montréal «après plusieurs tentatives de dissuasion de la part des autorités», lit-on dans le site internet Bilan du siècle de l'Université de Sherbrooke. Le vice-recteur de l'université avait envoyé une lettre au père de Mlle Pelland, expliquant qu'une présence féminine risquait «de troubler le climat social dans la faculté»... La jeune femme a terminé première de sa promotion.

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Étudier à l'université dans les années 60 et aujourd'hui

En 1960: 3% des Québécois francophones de 20 à 24 ans vont à l'université

Parmi eux: Michel Allard, 21 ans

Droits de scolarité: 350$ par an à l'Université de Montréal

Revenu: journalier à 1,30$ l'heure, 40 heures par semaine, pendant l'été.

Logement: loue avec trois autres étudiants un appartement 100$ par mois, rue Maplewood, devenue Édouard-Montpetit

Aujourd'hui: 42,1% des jeunes Québécois s'inscrivent au baccalauréat (toutes langues confondues)

Droits de scolarité et frais afférents: 2394,90$ cette année à l'UQAM (soit 6,8 fois plus cher qu'en 1960)

Revenu: le salaire minimum est à 9$ l'heure (soit 6,9 fois plus élevé que le salaire de journalier

en 1960)

Logement: un appartement de cinq pièces et demie, rue Édouard-Montpetit, était récemment annoncé à 960$ par mois (soit 9,6 fois plus cher qu'en 1960)

Sources: Michel Allard, professeur associé à la faculté des sciences de l'éducation de l'UQAM, L'éducation pour tous : une anthologie du Rapport Parent de Claude Corbo, parue aux Presses de l'Université de Montréal en 2002, et Indicateurs de l'éducation 2008 du MELS.