Les Québécois n'ont pas toujours eu une carte soleil. Il y a peine 40 ans, tous n'avaient pas encore accès aux soins de santé.Un soir d'hiver de la fin des années 1960, dans une petite maison du quartier Rosemont. Dans la cuisine, le plancher défoncé laisse entrevoir la terre battue. L'air froid s'engouffre à l'intérieur des murs mal isolés.

Le Dr Yves Lamontagne, qui commence alors dans la pratique, n'oubliera jamais la scène. Une mère de famille monoparentale, le teint gris, se tient au milieu de la pièce, entourée de ses cinq enfants. Toute la famille tousse.

«La femme n'avait pas les 20$ pour payer la consultation. Elle a offert de venir me porter 2$ tous les mois pendant 10 mois», se remémore le Dr Lamontagne, aujourd'hui président et directeur général du Collège des médecins du Québec.

Il a examiné la femme et ses enfants. Il est retourné à la clinique chercher des médicaments et du sirop pour leur permettre de passer l'hiver. «On gardait les échantillons pour nos pauvres», ajoute le Dr Lamontagne, qui a travaillé quelques années comme médecin de famille, tout en terminant ses études pour devenir psychiatre.

La carte soleil que chacun traîne dans son portefeuille nous semble bien anodine aujourd'hui. Il suffit de la présenter pour obtenir une consultation gratuitement auprès d'un médecin, subir une batterie de tests ou être opéré.

Mais avant 1970, année de l'implantation du Régime d'assurance maladie du Québec, les soins de santé n'étaient pas accessibles pour tous.

Il fallait trouver les 20$ nécessaires pour une consultation médicale. Certains amassaient leurs dollars pendant des années avant d'être opéré. Et que dire des imprévus. Si une urgence médicale survenait, des familles se retrouvaient sur la paille, incapables de payer les soins de santé.

À partir des années 20, l'État prend en charge les plus indigents par l'entremise de l'assistance publique. Il paie les frais d'hospitalisation pour ceux qui ne peuvent le faire.

Encore fallait-il faire reconnaître sa famille comme indigente, souligne François Guérard, professeur au département des sciences humaines à l'Université du Québec à Chicoutimi et auteur de l'ouvrage L'histoire de la santé au Québec. «Et ça ne payait que les frais d'hospitalisation, pas ceux du médecin.»

Des programmes d'assurances privées voient peu à peu le jour, mais la proportion de Québécois qui y adhèrent n'atteindra jamais les 50%.

Au tournant des années 60, le Québec devient l'une des dernières provinces à adhérer à un programme fédéral-provincial pour offrir un système d'hospitalisation gratuit à tous les Québécois. Mais il faut toujours payer les frais du médecin.

Le boom d'après-guerre entraîne d'ailleurs une évolution rapide dans le milieu de la santé. Les communautés religieuses se départissent de leurs hôpitaux au profit de l'État. La formation du personnel évolue. Les salaires sont bonifiés.

«Avant, c'était plus payant de travailler dans une usine qu'à l'hôpital», lance François Guérard en rappelant que le personnel des hôpitaux était majoritairement féminin.

La population se tourne de plus en plus vers les hôpitaux pour y recevoir des soins. La majorité des accouchements se déroulent désormais dans les établissements de santé.

À cette période, il existe déjà un système privé. De petits hôpitaux qui accueillent des personnes âgées, des femmes sur le point d'accoucher, des malades chroniques. Ces établissements représentent à peine 5% des lits disponibles dans la province, mais reçoivent néanmoins un certain financement de l'État.

«Ce partenariat a donné lieu à beaucoup de friction entre les fonctionnaires et les directions d'hôpitaux sur les tarifs, les normes de sécurité, les qualifications du personnel», indique François Guérard.

Beaucoup de médecins militent pour la fermeture de ces institutions privées, notamment en ce qui a trait aux maternités.

«La plupart des accouchements se faisaient à l'hôpital, mais il y en avait certains qui se faisaient dans des petites cliniques clandestines. C'étaient des médecins, mais pas des spécialistes, ils travaillaient dans des sous-sols sombres, les femmes nous arrivaient à l'hôpital en mauvais état, les complications étaient nombreuses», se rappelle le Dr Paul Desjardins, ancien président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, qui a consacré sa carrière à améliorer la situation en obstétrique et en gynécologie.

L'État cessera finalement de délivrer des permis aux petits hôpitaux privés dans les années 70, ce qui mettra à peu près fin à ce réseau parallèle.

C'est aussi le 1er novembre 1970 que le gouvernement implante enfin un programme d'assurance maladie universel. Mais il naît dans la tourmente, quatre mois plus tard que prévu. Il donne lieu à un débat houleux avec les médecins qui craignent de perdre leur autonomie.

Les médecins spécialistes, surtout, sont réfractaires au changement qu'on veut leur imposer. Ils menacent de s'exiler en masse vers l'Ontario et déclenchent même une grève générale à l'automne 1970.

Près de 40 ans plus tard, qu'en est-il? La santé semble devenue un gouffre sans fond, engloutissant près de la moitié du budget de l'État. La grogne des médecins s'est calmée. La majorité sont toujours participants au régime.

Mais depuis quelques années, bien que minoritaires, ils sont de plus en plus nombreux à choisir de pratiquer au privé. Les cliniques médicales privées se multiplient rapidement, surtout depuis le jugement Chaoulli. L'État ne peut faire autrement que de tenter d'encadrer cette pratique, tout en maintenant un réseau public.

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Autre système, autres moeurs

Le visage du médecin a changé avec l'avènement du régime d'assurance maladie. Le médecin a perdu le rôle social qu'il a joué pendant plusieurs années, estime le président et directeur général du Collège des médecins du Québec, le Dr Yves Lamontagne.

Auparavant, s'il voulait se bâtir une clientèle, le médecin devait s'engager auprès de ses pairs. On a vu des médecins membres des Chevaliers de Colomb, du Club Richelieu, des Lions.

«La relation avec le patient était beaucoup plus chaleureuse qu'elle ne l'a été après l'assurance maladie», croit le Dr Lamontagne. Après tout, le médecin avait intérêt à être aimable avec le patient s'il voulait être payé pour le service rendu.

L'image du médecin était très importante. On jugeait ses capacités à sa voiture, se rappelle le Dr Lamontagne en riant. Débutant dans la pratique, il s'était présenté chez un patient, tard un soir. Jetant un bref coup d'oeil à la voiture du médecin, garée dans la rue, l'homme lui avait fermé la porte au nez. «Tu n'es pas un bon médecin, tu n'as pas une grosse auto», avait-il dit au Dr Lamontagne.

Le sens social était aussi plus accru. Chaque clinique avait «ses pauvres», ajoute le Dr Lamontagne. Des familles bien connues qui n'avaient pas les moyens de payer pour les soins et que les médecins soignaient gratuitement. Une situation qui a bien changé.