Mehdi Alaoui avait le formulaire d'aide sociale sous les yeux quand je lui ai parlé pour la première fois. Cela faisait deux mois et demi qu'il avait quitté Casablanca, au Maroc, pour s'établir à Montréal avec sa femme Sabah et leurs deux enfants.

Ils étaient arrivés à Montréal le regard plein d'espoir, un jour de faux printemps enneigé. Ils ont emménagé dans un édifice à logements du quartier Côte-des-Neiges, sorte de tour de Babel délabrée qui n'accueille que de nouveaux arrivants. Le premier soir, en étendant une couverture par terre dans le salon pour faire dormir toute la famille, Sabah a pleuré, prenant conscience de la brutale réalité de sa nouvelle vie. Avaient-ils fait le bon choix ? Seraient-ils heureux ici ?

« On n'avait rien ! raconte-t-elle. Ni meubles ni marmites ni assiettes. On a trouvé des assiettes par terre, on les a lavées à l'eau de Javel. On a ramassé des meubles dans la rue. On a aussi acheté quelques meubles d'occasion d'une dame qui quittait pour le Maroc. »

Frigoriste au Maroc, Mehdi a tout le mal du monde à obtenir sa carte de compétence devant la Commission de la construction du Québec (CCQ). Il s'est vite rendu compte que son diplôme et ses 15 ans d'expérience ne lui garantissaient rien du tout ici. Pour être admis à l'examen de la CCQ, il doit prouver qu'il a travaillé 8000 heures pour chacun de ses anciens patrons. On exige les bulletins de paie de tous ses emplois précédents. « Pas juste le dernier ! C'est échec et mat pour moi ! Qu'est-ce que je dois faire ? »

À la CCQ, on reconnaît que pour le travailleur immigrant, le processus est « assez lourd ». Mais on dit du même souffle que l'on doit procéder ainsi pour éviter de se retrouver avec des lettres d'ex-employeurs « écrites par le beau-frère ». « Les gens se découragent de faire les démarches », observe Chantal Dubois, directrice de la formation professionnelle. C'est pourquoi, dit-elle, la CCQ compte mettre sur pied des mécanismes d'accompagnement pour les immigrants.

En attendant, Mehdi ne sait plus à quel saint se vouer, lui qui ne demande qu'à travailler. « Depuis que j'ai posé les pieds à Montréal, je creuse dans mes économies. Le réservoir est à bas niveau. »

Demander l'aide sociale ? Mehdi ne veut pas s'y résigner. « Pour moi, le BS, c'est un poison. Donnez-moi juste un stage non rémunéré... »

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Quelques jours plus tard, je suis allée rencontrer Mehdi et sa famille dans leur appartement de Côte-des-Neiges. C'est Kenza, 9 ans, qui m'a ouvert, curieuse de savoir qui frappait à sa porte dans cette ville où elle ne connaît encore personne. Son frère Ismail, 7 ans, a jeté un coup d'oeil furtif vers l'entrée.

Leur père était au travail. Une bonne nouvelle qui réjouit Sabah. Avec l'aide de l'organisme communautaire PROMIS et d'une bénévole du comité d'entraide de la paroisse, Mehdi a décroché un emploi dans son domaine. Il était temps, me dit Sabah, qui constate que les femmes tolèrent mieux l'attente que les hommes. « Nous, on tient le coup. On fait la vaisselle, le ménage, on s'occupe des enfants. Mais l'homme, qu'est-ce qu'il va faire dans la maison ? Il voit que notre budget, ça ne va pas. Il s'énerve... »

Sabah a découvert l'existence de l'organisme PROMIS, qui oeuvre auprès des immigrants dans Côte-des-Neiges, au hasard d'une conversation. Au magasin de l'Armée du Salut où elle était allée acheter une table, elle a rencontré une dame mexicaine qui lui a dit : « Tu connais le PROMIS ? Ils peuvent t'aider. »

Fondé par Andrée Ménard, soeur missionnaire de l'Immaculée-Conception, il y a 20 ans, PROMIS a accueilli l'an dernier 6000 nouveaux arrivants de 109 pays. Qu'est-ce qui a changé en 20 ans ? « Ça ne change pas vraiment, observe Mme Ménard. Le processus d'intégration est toujours le même. Ça prend plus ou moins de temps selon le pays d'où les gens viennent et l'ouverture de la société d'accueil. Ici, il y a encore du chemin à faire. » Le principal obstacle ? L'emploi. « Il faut que les entrepreneurs comprennent qu'il y a là une main-d'oeuvre qualifiée, un potentiel extraordinaire », dit Mme Ménard, qui croit qu'une vaste campagne de sensibilisation des employeurs s'impose.

Grâce à PROMIS, Sabah a pu remplir son frigo vide en faisant appel à celle qu'elle appelle « Mme Colette », soeur missionnaire de l'Immaculée-Conception. « Elle est très gentille, cette femme. Je n'avais rien. Elle m'a aidée. » Un coup de pouce indispensable qui gêne tout de même Sabah. « J'ai honte de demander de l'aide. On travaillait au Maroc, on n'avait pas besoin d'aide. »

Tout en préparant le souper, Sabah me raconte sa vie là-bas. La famille avait une maison, une voiture. Elle travaillait comme secrétaire de direction dans une entreprise de télécommunications. Elle a 14 ans d'expérience. Elle espère pouvoir trouver l'équivalent ici. « On est venu ici pour améliorer notre situation, pour l'éducation des enfants. C'est difficile. Mais l'essentiel, c'est que les enfants s'adaptent », dit-elle.

Kenza rêve de devenir astronome. Ismail, pilote. Et Sabah ? Pour le moment, elle n'a pas le temps de rêver. « La maman pense toujours à son frigo ! »

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Mine de rien, Mehdi a eu de la chance dans sa recherche d'emploi. Trois mois d'attente, c'est peut-être très long quand les économies fondent et que le frigo est vide. Mais en ces temps où plus du quart des nouveaux arrivants maghrébins est au chômage, trois mois, c'est court.

Quand on lui a dit : « Tu commences demain à 6 h 15 », Mehdi n'en croyait pas ses oreilles. Il s'est levé à 4 h 30 ce matin-là, fébrile. Il était le premier à se pointer à la porte du métro Côte-Sainte-Catherine à 5 h, espérant ainsi être à Laval à l'heure. Petit hic : le métro était fermé ! Il n'ouvre qu'à 5 h 40. Mehdi a réalisé avec consternation qu'il aurait beau se lever avant l'aube, il lui serait techniquement impossible d'être au travail avant 6 h 40, à moins de déménager ou d'acheter une voiture. En attendant, son employeur lui a permis de commencer sa journée de travail un peu plus tard.

C'est grâce à « Mme Christine » que Mehdi a pu dénicher cet emploi. Il s'agit de Christine Chartrand, bénévole du comité d'entraide de la paroisse Saint-Joseph-de-Mont-Royal. « Je ne l'oublierai jamais ! » dit Mehdi.

Quand « Mme Christine » a su que Mehdi était frigoriste au Maroc et qu'il cherchait désespérément un emploi, elle en a parlé à son mari qui travaille dans la construction. La bonne vieille méthode du bouche à oreille a porté fruits... Mehdi s'est ainsi retrouvé à l'essai chez Stéfanair, une entreprise lavalloise spécialisée en climatisation et en ventilation. « Je vais l'embarquer dans le truck, je vais voir ce qu'il peut faire », s'est dit Daniel Benoît, le technicien qui a mis à l'essai Mehdi. Très vite, il a vu en lui un excellent candidat. « Il est très bon, très minutieux. Le seul commentaire négatif, c'est qu'il nous enlève les outils des mains pour travailler à notre place ! » dit en riant Daniel, qui s'est lié d'amitié avec Mehdi.

Pour Mehdi, ce premier pas dans un milieu de travail québécois en est un prometteur. Même s'il n'a toujours pas obtenu le certificat de compétence qui lui permettrait d'avoir un statut à la hauteur de ses compétences, cet emploi lui redonne confiance en l'avenir.

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Un soir de juillet. Mehdi n'est pas encore à la maison. Ça va, Sabah ? Bof, ça pourrait aller mieux, dit-elle. Elle a le vague à l'âme. Il a beaucoup plu sur Montréal cet été. Les enfants s'ennuient à la maison en attendant la rentrée scolaire. Ils se disputent. Sabah a bien essayé de leur trouver un camp d'été. Mais il était déjà trop tard.

« Les enfants me disent : on sort ! Mais où veux-tu qu'on aille ? On ne connaît personne. Dehors, il pleut. Au parc, qu'est-ce qu'on va faire au parc ? Le sol est tout mouillé... »

Les enfants ne se sont pas fait des amis dans l'immeuble ? Ceux qui sont là sont « des hindous, des Chinois ou des Japonais », dit-elle. « Ils parlent anglais ! »

Sabah aimerait travailler. Mais elle ne peut laisser ses enfants seuls. Elle songe à prendre des cours d'anglais le week-end, puisqu'on en exige la maîtrise pour tous les emplois de secrétaire.

Sur la table de la cuisine, elle a étendu les vêtements fraîchement lavés des enfants. Je remarque une trappe à souris glissée entre le frigo et le comptoir. Vous avez de la « visite », Sabah ? Oui, dit-elle en faisant une grimace de dégoût. Elle s'est réveillée en sursaut une nuit, après avoir entendu un bruit suspect. Elle a alors réalisé que son loyer de 750 $ incluait trois souris qui s'amusaient autour de l'évier.

Ismail arrive en courant. « Maman ! Kenza me dérange ! » C'est toujours comme ça, soupire Sabah. « La bagarre, toujours la bagarre ! Ils s'ennuient. »

« Tiens, goûte », me dit-elle, en me tendant un plat. « Ça s'appelle shamiya. C'est de la semoule avec du beurre, du lait, du sel, du sucre, du miel... » Beaucoup de sucre et de miel, pour chasser un peu l'amertume du quotidien.

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Mehdi est emballé par son travail. Il l'est un peu moins par le quartier Côte-des-Neiges, qui lui semble abandonné par endroits. Lui qui rêvait de Montréal depuis qu'il est tout petit ne s'attendait pas à ça. « Je croyais que Montréal, c'était comme la Suisse ou la Scandinavie. » Ses collègues lui ont vanté les mérites de la banlieue. Il aimerait bien y déménager un jour.

Ce qui l'a frappé jusqu'à présent ? La gentillesse des gens qu'il croise, dit-il. Mais aussi leur manque de connaissance en géographie, ajoute-t-il en riant. Un client lui a demandé d'où il venait. « J'ai dit Maroc. Il m'a dit : Ah ! oui, je connais le Maroc, c'est au sud du Mexique... »

***

C'est le premier hiver de Mehdi et Sabah à Montréal. Et alors ? « C'est difficile ! » dit Sabah, secouée d'un rire nerveux.

Fatigué des trajets interminables en métro et autobus de Côte-des-Neiges à Laval, Mehdi s'est dit que ce serait une bonne chose de s'acheter une voiture d'occasion. Mais avant de pouvoir prendre le volant, il lui fallait passer l'examen de conduite à la Société d'assurance automobile du Québec. Il était si stressé qu'il a échoué au test deux fois. Le troisième essai fut le bon. « Je peux enfin conduire un char ! » dit-il en prenant plaisir à prononcer le mot « char ».

***

Près d'un an après avoir atterri à Montréal, quel bilan Mehdi et Sabah font-ils de leur aventure ? « Nous sommes très contents, dit Mehdi. Nous nous sentons acceptés par les gens du pays. Je me suis fait des amis au travail... » Les points d'interrogation des premiers jours ont cédé la place à un désir profond de fonder leur avenir ici. « Il y a eu un changement radical pour les enfants. On a fait des mains et des pieds pour venir ici, pour leur éducation. On essaie de faire le maximum. »

Quant à Sabah, même si elle n'a pas encore trouvé de travail ni réussi à faire reconnaître son diplôme, même si elle ne s'habitue pas aux rigueurs de l'hiver, elle commence à mieux se débrouiller, à se sentir moins isolée. Qu'importe l'hiver, qu'importent les sacrifices... Pourvu que les enfants aient un avenir brillant.