Dans l'optique de contrôler davantage le message public, le gouvernement Harper a implanté un «protocole de relations avec les médias» sans précédent dans le domaine climatique: il interdit aux scientifiques de l'environnement de répondre directement aux questions des journalistes, comme ils le font depuis plusieurs décennies, a appris La Presse.

Dans une analyse confidentielle de neuf pages que La Presse a obtenue, Environnement Canada précise que cette politique a pratiquement réduit à néant les demandes des principaux médias, tout en créant un grand sentiment de frustration chez les chercheurs: non seulement ils se sentent muselés, mais ils estiment que cela remet en question leur professionnalisme et leur expertise.

«Nos scientifiques sont très frustrés et sentent que cette politique a pour objectif de les empêcher de parler aux médias, reconnaît Environnement Canada. Ils ont perdu confiance dans le système, qui ne répond plus, selon eux, aux besoins des médias.»

Pour bien comprendre cette analyse, il faut se référer à deux autres documents d'Environnement Canada que nous avons également obtenus. Le premier explique en détail la politique implantée en 2008, tandis que le second, une présentation PowerPoint, en brosse un portrait général.

Les deux documents font état de la nouvelle méthode à appliquer lorsqu'un journaliste communique avec Environnement Canada. Sous le titre «Si un média vous contacte directement», on précise: «Tous les appels doivent être référés au quartier général des relations avec les médias.» Les employés doivent aussi aviser leur «superviseur immédiat» ainsi que leur «conseiller en communication» qu'ils ont reçu un appel direct.

«Si les scientifiques et les experts participent à une conférence ou à des audiences en cour où des médias sont susceptibles de les contacter directement, ajoute-t-on, nous leur demandons de contacter leur conseiller en communication ainsi que la division des relations avec les médias avant la tenue de l'événement.»

Couverture moindre

Le rapport interne faisant état de la colère des scientifiques est donc une évaluation des conséquences qu'a eues ce nouveau protocole depuis son implantation graduelle à compter du mois de novembre 2007, et qui est pleinement appliqué depuis février 2008. «La couverture médiatique de la science des changements climatiques, notre dossier le plus en vue, a été réduite de plus de 80%», note-t-on dans ce document non daté.

On indique que la mesure a eu pour effet de «frustrer» autant les grands médias, qui n'arrivent plus à obtenir l'information souhaitée avant l'heure de tombée, que les scientifiques, qui déplorent ce contrôle politique. Les chercheurs ont d'ailleurs fait entendre leurs récriminations au cours d'une réunion tenue à Toronto en juin 2008.

Ils se montrent d'autant plus mécontents de la situation, indique-t-on, que dans les rares cas où ils obtiennent enfin la permission de parler à un journaliste, ils doivent au préalable écrire «les réponses détaillées» qu'ils lui fourniront. Puis ils doivent rédiger un rapport après l'entrevue.

«Même si les questions auxquelles les scientifiques doivent répondre sont de nature strictement scientifique, leurs réponses doivent être approuvées par plusieurs cadres supérieurs avant que soit donnée l'entrevue. Certains scientifiques hésitent maintenant à faire des entrevues, en raison du processus et de la somme de travail exigée», souligne Environnement Canada.

De leur côté, les principaux médias canadiens sont «extrêmement frustrés» par la situation et ont commencé à «regarder ailleurs» pour trouver de l'information. «Les grands médias se fient aujourd'hui à l'expertise des universités, souvent américaines, pour obtenir des commentaires sur des enjeux environnementaux canadiens», observe-t-on.

Pour le Réseau Action Climat, qui réunit la plupart des organisations écologistes du pays, une telle mesure est inacceptable, encore plus lorsqu'elle vise des scientifiques.

«Depuis bon nombre d'années, la politique à Environnement Canada était de laisser les scientifiques parler librement, sauf lorsqu'il s'agissait de dossiers politiques délicats, souligne Matthew Bramley, de l'Institut Pembina, membre du Réseau. Mais les changements climatiques, menace mondialement reconnue, ne sont clairement pas un sujet qui exige la confidentialité.»

«L'imposition de contraintes aussi sévères à des scientifiques va à l'encontre des principes mêmes d'une société démocratique», selon lui.

À Ottawa, on réplique que jamais l'intention n'a été de brider les chercheurs. «L'objectif n'est pas de museler ou d'interdire, mais bien d'uniformiser les relations avec les médias, soutient Frédéric Baril, porte-parole du ministre de l'Environnement, Jim Prentice. Avant, les scientifiques parlaient chacun de son côté alors que, pour nous, il s'agit d'un travail d'équipe.»