De passage à Montréal cette semaine, le chroniqueur vedette du New York Times Thomas Friedman s'est adressé au gratin économique et politique de la métropole. Son message: la prochaine révolution sera verte. Et si l'Amérique du Nord ne met pas rapidement le cap sur les énergies propres, la Chine le fera à sa place. Rencontre.

Q: Maintenant que la réforme de la santé est adoptée, le président Obama fera-t-il de la lutte contre les changements climatiques sa priorité?

R: Un projet de loi sur l'énergie est en cours d'écriture à Washington, avec l'accord tacite de la Maison-Blanche. Il s'agit à la fois d'une mauvaise et d'une bonne nouvelle. La mauvaise, c'est que le consensus autour du précédent projet de loi sur la réduction des gaz à effet de serre (Waxman-Markey) a disparu. Hélas! ce projet de loi est mort de sa belle mort. Il n'y aura donc pas de système national d'échange et de plafonnement des émissions de gaz à effet de serre, tel que prévu. Mais la bonne nouvelle, c'est qu'un nouveau consensus est actuellement en train de se former autour d'un projet de loi bipartisan qui recueille un plus grand appui encore, piloté par le républicain Lindsey Graham, l'indépendant Joe Lieberman et le démocrate John Kerry.

Q: En quoi ce projet de loi se distingue-t-il du précédent?

R: Il s'agit d'un compromis qui s'est bâti sur quatre principes. Premièrement, on n'utilise jamais le mot «climat», qui est devenu un gros mot en Amérique. On fait plutôt référence aux émissions carboniques, en précisant qu'il faut nettoyer l'atmosphère de cette pollution. Deuxièmement, on impose un prix sur le carbone, en commençant par les centrales d'énergie, sans toucher au transport ou au secteur manufacturier. Troisièmement, les objectifs visés sont la sécurité énergétique et la création d'emplois. Et enfin, pour faire passer la pilule auprès des plus réticents, on accroît le forage pétrolier offshore et le développement du nucléaire.

Q: Quand le projet de loi sera-t-il déposé?

R: Ils sont actuellement en train de l'écrire. Seront-ils en mesure de recueillir des appuis assez rapidement pour l'adopter cette année? Personne ne le sait.

Q: Les Américains sont-ils en faveur de mesures de réduction des gaz à effet de serre?

R: Les sondages nous montrent qu'il y a toujours une majorité de gens qui croient en l'existence des changements climatiques et à l'importance de s'attaquer au problème. Mais lorsqu'il est question du coût d'une telle lutte, les appuis diminuent rapidement. Donc tout est dans la manière de présenter la chose aux Américains.

Q: La dynamique politique actuelle favorise-t-elle une action vigoureuse à ce chapitre?

R: Il n'y a qu'un modèle pire que l'autocratie d'un seul parti à la chinoise, c'est la démocratie à un seul parti, comme celle qui sévit présentement aux États-Unis. Les Démocrates ont 59 sièges au Sénat, 60 si on inclut le vice-président qui se prononce lorsqu'il y a égalité des votes. En face, on retrouve les Républicains, dont la position se résume à dire «non». Cela signifie que l'adoption de n'importe quel projet de loi nécessite l'appui des 60 Démocrates. Or, que nous enseigne la réforme de la santé? Que les votes 1 à 50 coûtent cher, que les votes 50 à 59 coûtent une petite fortune et que le vote 60 fait exploser la banque! Donc, si vous êtes en mesure de convaincre ne serait-ce que 10 Républicains, vous n'êtes plus obligé d'éliminer d'importants morceaux de votre projet de loi pour arracher l'appui des Démocrates les plus récalcitrants. D'où le compromis, dans le projet de loi énergétique en cours d'élaboration, sur le forage pétrolier offshore et le nucléaire.

Q: Mais après la saga sur la réforme de la santé, le président Obama ne sera-t-il pas plutôt tenté d'aborder l'environnement par l'entremise de projets bonbons, comme les trains à grande vitesse?

R: Je crois que dans le contexte actuel, Obama voudra se lancer dans quelque chose de plus consistant. Car les Républicains, à l'heure actuelle, sont en train de violer la principale règle en politique: quand tu es dans un trou, cesse de creuser. Ils ont mordu la poussière en étant incapables d'empêcher l'adoption de la réforme de la santé et que promettent-ils pour sauver la face? De tout faire pour renverser cette décision. Complètement stupide! D'abord parce qu'avec le temps, les Américains s'attacheront de plus en plus à cette réforme, ensuite parce qu'ils aiment que leur président réussisse, qu'il soit fort. Un jour, les Républicains comprendront qu'ils doivent cesser de creuser. Et peut-être verront-ils le projet de loi sur l'énergie comme un excellent prétexte pour ranger leur pelle.

Q: N'êtes-vous pas un peu trop optimiste?

R: Optimisme est mon petit nom...

Q: Avec le «climategate», les erreurs du GIEC et les tempêtes de neige qui ont fait douter du réchauffement planétaire aux États-Unis, ne croyez-vous pas que les élus s'éloigneront de la lutte climatique?

R: Chuuuuut! C'est pour ça qu'on n'utilise plus le mot climat dans le projet de loi et qu'on parle maintenant de pollution de source carbonique (carbon pollution). Cela dit, c'est vrai que tout cela a eu des effets très négatifs sur l'opinion publique, mais je crois que le pire est derrière nous.

Q: Vous croyez toujours en l'existence des changements climatiques?

R: Dans ce dossier, voyez-vous, j'applique le raisonnement de l'ancien vice-président Dick Cheney. Rappelons-nous sa position sur les armes de destruction massive en Irak. Il avait dit que s'il n'y a que 1 % de risque qu'il y en ait en Irak, il fallait envahir le pays, car leur utilisation serait irréversible et potentiellement catastrophique. Le même raisonnement s'applique au climat. La Terre est enveloppée de gaz à effet de serre. Ajoutez plus de gaz et vous aurez plus chaud. Mère Nature compensera-t-elle cet excès, d'une manière ou d'une autre? Nous ne le savons pas. Pas plus que nous savons s'il y a 80 % de chance que des conséquences négatives s'ensuivent, 50 % ou 30 %. Voilà pourquoi, comme Dick Cheney, je dis qu'il faut agir, car même si le risque ne dépasse pas 1 %, les effets seront irréversibles et potentiellement catastrophiques...

Q: Donc votre message est que dans le doute, vaut mieux agir?

R: Tout à fait. Que fait-on quand il y a un risque, fut-il minime, que des événements irréversibles et potentiellement catastrophiques surviennent, comme des tornades ou des inondations? On ne se croise pas les bras, on achète des assurances. Donc, que l'incertitude provienne de Saddam Hussein ou de Mère Nature, j'applique le raisonnement de Dick Cheney et j'achète des assurances...

Q: Votre façon de présenter le problème est très différente de celle des écologistes...

R: Le problème avec le mouvement environnemental, c'est qu'au cours des dernières années, il a résumé son discours ainsi: si on ne fait rien, on est cuit. Or si je suis cuit, s'il n'y a plus d'issue possible, que vais-je faire? Le party, puisqu'on me dit qu'il n'y a plus rien à faire... À mon avis, il faut plutôt dire aux gens: écoutez, cet enjeu est important, il est sérieux, mais il y a une façon de s'en sortir, d'agir pour devenir plus fort, plus en santé,  plus en sécurité.

Q: Parlant de sécurité, vous prônez une plus grande indépendance des États-Unis par rapport au pétrole provenant de pays instables. Les sables bitumineux du Canada sont-ils la solution?

R: Je ne veux pas insulter personne, mais je ne suis pas en faveur des sables bitumineux. Je crois que la quantité d'eau nécessaire à l'extraction et les impacts sur la biodiversité, entre autres, sont trop importants. Je crois qu'il serait plus judicieux pour les Américains d'éteindre les lumières que de détruire l'Alberta.

Q: On apprenait cette semaine que la Chine, principal pollueur de la planète, a détrôné les États-Unis à titre de premier investisseur mondial en technologie verte. Quel impact cela aura-t-il?

R: Comme les États-Unis, la Chine fait partie du problème et de la solution. Dans les négociations, la Chine se cache derrière les États-Unis, et les États-Unis se cachent derrière la Chine. Or je crois que le jour où les États-Unis prendront véritablement le virage vert, la Chine n'aura d'autre choix que de suivre. Mais ce que l'on constate actuellement, c'est que la Chine est en voie de prendre ce virage avant nous.

Q: À quels signes voyez-vous cela?

R: Contrairement à la plupart des gens, je ne crois pas que le plus important événement de 2008 est la crise économique. Je crois plutôt qu'il s'agit de la décision de la Chine de verdir son économie. De rouge, la Chine a mis sur le cap sur le vert à peu près au moment des Olympiques. Pas parce qu'elle a lu les livres d'Al Gore ou de Rachel Carson, mais bien parce qu'elle s'est réveillée un bon matin en s'apercevant qu'elle ne pouvait plus boire, conduire, respirer, nager, pêcher. Bref, elle a pris le virage vert par nécessité. Or de la nécessité naît justement l'innovation.

Q: Qu'est-ce que cela signifie, concrètement?

R: Que d'ici quelques années, on n'importera pas juste nos espadrilles de la Chine, mais aussi nos panneaux solaires, nos éoliennes, nos autos électriques, nos batteries d'autos. C'est pourquoi j'estime que l'événement le plus important de 2008, celui qui aura des conséquences à long terme, bien après que nous aurons payé nos hypothèques à haut risque (subprimes), c'est le virage entrepris par la Chine.

Q: Mais en même temps, après un siècle de pollution émise par l'Occident, bien des Chinois voient les gaz à effet de serre liés à leur soudaine prospérité comme un droit, non?

R: Oui. C'est pourquoi lors d'une récente conférence que j'ai donnée en Chine, je leur ai dit: vous avez tout à fait raison, c'est votre tour! Prospérez en émettant le plus de pollution que vous le souhaitez. De toute façon, il ne faudra aux États-Unis que cinq ans pour inventer toute la technologie propre dont vous aurez besoin pour ne pas suffoquer... Donc si la Chine veut accorder cinq années d'avance aux États-Unis dans le développement de la prochaine grande industrie mondiale, je suis totalement en faveur! Mais en ce moment, c'est plutôt l'inverse qui se produit. Et cela m'inquiète.

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Biographie

Reconnu à travers le monde aujourd'hui, Thomas L. Friedman a fait ses débuts dans les pages économiques du New York Times en 1981. Mais c'est sa couverture journalistique du conflit israélo-palestinien ainsi que son livre From Beirut to Jerusalem, par la suite, qui a fait sa renommée. Aujourd'hui chroniqueur vedette, il s'intéresse tout particulièrement aux questions d'énergie propre, thème de son dernier livre, Hot Flat and Crowded. Il était à Montréal, mercredi dernier, à l'invitation de la Fondation David Suzuki.