Depuis plus de 40 ans, Jean-François Narbonne traque les produits toxiques que notre société industrielle et de consommation sème dans la nature et dans nos corps. Le dernier livre du toxicologue français, Sang pour sang toxique, publié chez Thierry Souccar (maison d'édition habituée aux controverses), soulève le risque des cocktails de produits chimiques. Pris isolément, ils sont sans danger. Mais combinés, ils auront peut-être des effets inattendus qui sont bien pires que l'effet de serre dont on parle tant. La Presse a interviewé M. Narbonne.

Q. Comment évaluez-vous les risques que posent les produits chimiques par rapport à d'autres dangers environnementaux, comme le réchauffement de la planète?

R. En 1995 est paru un livre qui annonçait la stérilité de l'espèce humaine pour 2060, à cause des perturbateurs endocriniens qui causent la féminisation de poissons et des micropénis chez les alligators de la Floride. Al Gore en a écrit la préface. Il espérait que le livre ait la même popularité que celui de Rachel Carson, Silent Spring, dans les années 60. Ce n'est pas arrivé. Il a compris que la pollution n'intéressait personne et que les changements dus au CO2 étaient plus médiatiques. Il y a de la désinformation et de la manipulation. Se battre contre les incinérateurs de déchets et les voitures 4X4, c'est un enjeu politicien plus que politique. Greenpeace et le World Wildlife Fund (WWF) sont ceux qu'on écoute, pas les scientifiques qui comprennent les enjeux les plus urgents.

Q. Qu'en est-il des bisphénols A, ces produits présents dans les biberons qui ont été récemment liés à des problèmes de développement et à diverses maladies, et qui sont interdits au Canada?

R. Ce n'est absolument pas un problème, du moins pour les biberons. Je m'inquiéterais davantage de la présence du bisphénol A à l'intérieur des boîtes de conserve et dans les plastiques des plats préparés. Et surtout, le principal problème est l'exposition foetale par l'entremise de la consommation de nourriture par la femme enceinte. Je m'inquiéterais de toute façon beaucoup plus des phtalates, qui sont des perturbateurs endocriniens agissant aussi après la naissance.

Q. Les fruits et légumes contiennent-ils beaucoup de résidus de pesticides?

R. Sur papier, ce n'est pas un problème majeur. On est très, très loin des doses sanitaires. Les résidus sont de 100 à 1000 fois plus faibles que les doses admissibles. C'est un bruit de fond chimique semblable à celui des cosmétiques. Reste le problème de la définition de ce seuil sanitaire et surtout l'effet des cocktails de produits chimiques, qui peut s'amplifier quand plusieurs produits sont présents en même temps. Les cocktails ne sont pas beaucoup étudiés. Mais encore là, s'il y avait un effet important, on aurait vu une augmentation du taux de cancer chez les grands mangeurs de fruits et légumes et c'est plutôt le contraire.

Q. L'agriculture biologique est-elle la voie de l'avenir?

R. Les pesticides actuels sont très réglementés, on fait par exemple cinq tests sur les abeilles seulement. Ça pose même un problème pour les agriculteurs, qui n'ont plus accès à de nouvelles molécules de pesticides parce que leur mise au point coûte trop cher. Par précaution, on peut choisir le bio, mais c'est peu efficace.

Q. Dans votre livre, vous évoquez les dangers des nanotechnologies. Sont-ils importants?

R. On pourrait plutôt dire que ces risques sont inévitables. Dans les études de sécurité, il faut à un certain point autoriser la mise en marché et faire un suivi adéquat. Maintenant, comparativement aux années 60, on réagit relativement rapidement quand un produit se révèle finalement dangereux. C'est la même chose pour les téléphones portables. On fait beaucoup d'études et je considère que le risque accru de cancer pour la population générale ne devrait pas dépasser 20%. C'est beaucoup sur le plan de la santé publique, mais sur le plan individuel, pas tellement.

Q. Que faire pour protéger les sous-groupes de la population qui sont plus sensibles que la moyenne à certaines molécules?

R. Il faut essayer de les déceler avant toute action. On n'a pas réussi à le faire pour l'électrosensibilité, la sensibilité aux ondes des portables. On y est par contre parvenu pour les agriculteurs sensibles aux pesticides. J'ai moi-même été expert en cour pour le démontrer.

Q. L'agriculture génétique et les OGM posent-ils problème?

R. Il n'y a pas de problème pour la santé humaine, sauf si leur utilisation augmente la concentration d'un pesticide en particulier dans l'environnement. Mais il faut mieux étudier l'impact sur l'agriculture et l'environnement.

Q. Pensez-vous que l'insecticide DDT a encore sa place dans la lutte contre la malaria, comme le préconisent certains chercheurs?

R. L'interdiction du DDT était nécessaire parce qu'on l'utilisait partout. Mais dans certains cas, on ne peut pas vraiment éviter de s'en servir pour lutter contre la malaria. En Afrique, les bénéfices l'emportent parce que les autres insecticides coûtent plus cher et que les insectes y résistent plus rapidement. L'OMS envisage aussi de financer la création de nouveaux insecticides pour remplacer le DDT.