Alors que Terre-Neuve et Québec examinent à la loupe le projet d'exploration pétrolière Old Harry, dans le golfe du Saint-Laurent, des scientifiques qui étudient la marée noire de la plateforme Deepwater Horizon concluent que la mer digère le pétrole beaucoup plus rapidement que prévu.

Les fuites naturelles d'hydrocarbures au fond des océans seraient plus importantes que les déversements dus à la pollution et aux plateformes, ce qui expliquerait la voracité des microbes sous-marins. Les marées noires sont-elles pour autant un risque moindre pour l'environnement, comme le clament les partisans de l'exploitation à outrance? Rien n'est moins sûr.

Quand il a envoyé un sous-marin examiner les fonds marins près de la terre de Baffin, dans l'Arctique, Kenneth Lee était loin de soupçonner l'ampleur que prendrait le débat scientifique sur les résultats glanés dans ces eaux glacées. Le sous-marin Pisces, durant cette mission des années 80, a photographié des coraux d'une vigueur inattendue à cette latitude extrême.

Dans le quart de siècle qui a suivi, des découvertes similaires ont mené à la conclusion que les fuites naturelles de pétrole sont beaucoup plus fréquentes que prévu. Et qu'elles ont poussé l'océan à développer des moyens de défense, voire de tirer parti, de ces molécules toxiques.

«On pensait que les microbes sous-marins capables de digérer les hydrocarbures étaient rares, explique le biologiste Kenneth Lee, du ministère fédéral des Pêches et Océans. On s'est rendu compte que 95% d'entre eux sont trop sensibles pour être cultivés en laboratoire. C'est pour ça qu'on en avait peu identifié. Il semble que le pétrole est un nutriment important pour les océans.»

Les travaux de M. Lee lui ont valu d'être invité, avec le personnel de son laboratoire, sur le grand chantier de la marée noire Deepwater Horizon, dans le golfe du Mexique au printemps 2010. Parallèlement à ses travaux sur les microbes mangeurs de pétrole, il a travaillé sur les dispersants, ces produits chimiques qui brisent les pétrole en minuscules gouttelettes formant des proies plus faciles pour les microbes. «On a travaillé pendant plusieurs mois, 24 heures sur 24, pour suivre l'évolution du panache de pétrole qui s'échappait du fond du golfe du Mexique et ajuster l'injection de dispersants», dit M. Lee, qui se trouvait cette semaine à Montréal pour une conférence sur les énergies marines renouvelables.

En octobre 2003, une étude américaine publiée dans la revue Geo-Marine Letters a conclu que 53% des hydrocarbures qui entrent dans les océans sont issus des fuites naturelles de pétrole. Ces fuites totalisent 12000 barils par jour, l'équivalent de 0,01% de la consommation mondiale.

Coraux inusités

Les spécialistes de ces fuites ont découvert qu'elles sont entourées d'une croissance biologique inusitée, par exemple des coraux en eaux profondes, loin de la photosynthèse jugée essentielle pour ce type de formation. «On se rend de plus en plus compte que la vie ne se limite pas aux quelques dizaines de mètres proches de la surface des océans», explique d'Oslo Martin Hovland, biologiste de la société pétrolière norvégienne Statoil qui a consacré les trois dernières décennies à ces coraux.

Tant M. Hovland que M. Lee avancent une hypothèse audacieuse: les fuites naturelles de pétrole sont responsables de certaines des zones de pêche les plus productives. «Ce n'est pas un hasard s'il y a à la fois du pétrole et une industrie des pêches florissante au large de Terre-Neuve», explique M. Lee, qui a publié cette année une analyse des risques de l'exploration pétrolière dans le banc Georges, au sud-est de la Nouvelle-Écosse. «On a souvent opposé les pêcheurs et l'industrie pétrolière, mais ils ont peut-être beaucoup en commun.» M. Hovland fait le même constat pour la mer du Nord.

Des doutes

L'exploration pétrolière semble par contre diminuer le taux de fuites naturelles de pétrole, parce qu'elle réduit la pression dans les réservoirs, selon des études californiennes. Si ces fuites naturelles augmentent le nombre de poissons, cela signifie que l'exploitation pétrolière pourrait tout de même avoir un impact négatif sur les pêches, même en suivant la théorie de M. Lee.

Leur enthousiasme pour la capacité de la nature à digérer le pétrole n'est pas partagé par tous les spécialistes des fuites naturelles de pétrole. «Tous ces scientifiques n'ont pas fait la preuve qu'il y a beaucoup de microbes se nourrissant du pétrole», explique Ian MacDonald, un biologiste de l'Université d'État de Floride qui a beaucoup travaillé sur les fuites naturelles du golfe du Mexique. «Personnellement, je crois qu'il y avait beaucoup moins de pétrole qu'ils ne le pensent dans le panache de Deepwater Horizon et que le pétrole s'est déposé dans le fond du Golfe, qu'il empoisonne.»

L'ampleur des fuites naturelles de pétrole et le nombre élevé de microbes capables de digérer cette molécule mène inévitablement à une question hautement controversée: exagère-t-on le risque que posent les plateformes pétrolières?

S'il considère que les microbes mangeurs de pétrole sont aussi actifs en Arctique que dans le golfe du Mexique, parce que la température de l'eau y est très basse aux profondeurs où s'est déversé le pétrole de Deepwater Horizon, Kenneth Lee affirme qu'il est trop tôt pour tenir compte de ces microbes dans l'évaluation des risques de marée noire. Martin Hovland, lui, dit qu'il est tenu à la «rectitude» en tant qu'employé de Statoil. Ian MacDonald croit que ces microbes sont trop peu nombreux pour jouer un rôle dans les marées noires et avance même que le financement de l'industrie pétrolière mine la crédibilité des chercheurs les plus enthousiastes face à ces microbes.

Pétrole abiotique

L'existence de récifs de coraux se nourrissant de fuites naturelles de pétrole sousmarines prouve la validité de la théorie du pétrole abiotique, selon le biologiste norvégien Martin Hovland. «À ces profondeurs, il y a peu de décomposition de la matière organique, donc peu de sédiments», dit-il. Cette théorie iconoclaste, d'origine russe, veut que le pétrole est produit sous la croûte terrestre et non dans les sédiments organiques, et donc qu'il est pratiquement inépuisable. Deux spécialistes montréalais consultés par La Presse, le géochimiste de l'Université McGill Boswell Wing et l'ingénieur chimique de Polytechnique Gregory Patience, confirment que la théorie abiotique est pour le moment très minoritaire mais qu'elle n'a pas été définitivement jugée fausse.