À n’en pas douter, les vins bordelais en ont marqué plus d’un, dégustés sur place ou au Québec : la moitié des messages que nous avons reçus mettaient en vedette cette région dont la renommée n’est plus à faire.
Pour Julie Roberge et son amie Stéphanie, qui ont voyagé en France en 2017, les premiers souvenirs sont plutôt amers. En visite un midi au Château de Carles, dans le Fronsac, le duo en goûte les vins, dont le Haut-Carles. C’est la grimace ! Plus tard, elles sont invitées à un grand repas par le directeur technique du domaine, avec une grappe d’amis. Plats et vins s’enchaînent (Château de La Rivière rosé, Château Moya, Castillon côte de Bordeaux), mais revoilà l’inquiétant Haut-Carles sur la table. « Vade retro ! », lancent les invitées, avant de le regoûter, à contre-cœur. Et voilà que la magie de l’accord mets-vins opère, puisqu’une côte de bœuf et une purée de pommes de terre à l’ail l’accompagnaient.
« Le corsé du Haut-Carles s’est révélé dans toute sa splendeur avec la pièce de viande et l’ail des patates, se souvient Mme Roberge. Le Haut-Carles, comme le Château Moya et le rosé du Château de La Rivière, est resté gravé dans nos papilles. » Avec, en prime, l’amitié de leurs hôtes bordelais. Rien de tel qu’un accord mets-vins-copains.
Pour Nathalie Marchand, ce sont les réputés Saint-Émilion grands crus qui ont marqué son passage en tant qu’étudiante en littérature à Paris (elle y a côtoyé l’écrivaine Chrystine Brouillet). Des cuvées pas vraiment abordables pour une jeune expatriée sans le sou. Mais la bonne fortune sourit parfois aux moins fortunés : à Pigalle avec ses amis, en quête de boissons pour les fêtes de fin d’année, elle déniche « une sorte de dépanneur où le détenteur croyait que plus le vin était vieux, plus il était périmé » !
Résultat : pour une bouchée de pain, ils acquirent de succulents Saint-Émilion grand cru des années 1980. « Ce souvenir de ma vingtaine est resté en moi et, dès que je vois des bouteilles de Saint-Émilion, j’ai un petit coup de cœur », évoque-t-elle.
À certains vins sont intimement liées des personnes chères. Quand Lysanne Pariseau, jeune licenciée en droit à la fin des années 1970, entre en stage dans un cabinet de Longueuil, le talentueux Me André Saint-Jacques devient rapidement son mentor et une grande influence… y compris pour le contenu des verres.
« J’ai adopté tous ses goûts : le pain Cousin, les du Maurier Spécial et le Beau Mayne, un bordeaux dont il vantait les grandes qualités par rapport à son prix modique. Aucun vin n’est pour moi autant chargé de mémoire. » Mais même les grands crus finissent par faner ; Me Saint-Jacques s’est éteint en 1978, à l’âge de 46 ans.
Enfin, certains ont vécu de véritables révélations avec des bordeaux. Olivier Généreux appréciait le vin, sans en faire de folie, jusqu’à ce souper dans la région de Mont-Tremblant, l’an passé. Sur la table, un Réserve de Malartic 2016. « J’ai eu la même émotion que lorsque j’ai découvert l’album Rubber Soul des Beatles, soit une révélation sensorielle exceptionnelle », narre celui qui s’en est rapidement procuré des caisses.
Pierre Valois, lui, sirote des coupes depuis l’adolescence, entre sa mère adepte du bordeaux (Pontet Canet) et son père fidèle au bourgogne (Clos des Mouches). En 2001, il débouche un Cos d’Estournel 1988 avec des amis. « Je n’en croyais pas mon nez. Nous avons parlé de ce plaisir olfactif pendant quelques minutes avant même de goûter ce vin, qui était superbe », se rappelle celui qui a conservé la bouteille en guise de souvenir.
La grâce du vin grec
Dans le cadre de notre dossier, l’anthropologue Vincent Fournier expliquait comment certains vignobles cherchent à marquer les mémoires de leurs visiteurs en proposant des expériences significatives. Le domaine Hatzidakis, à Santorin, semble cadrer avec cette démarche, plusieurs lecteurs nous ayant signalé y avoir récolté des souvenirs impérissables dans un cadre idyllique.
Parmi eux, Mathieu Laurin, qui avait promis au propriétaire Haridimos Hatzidakis, rencontré à Montréal, de le visiter. Ce faisant, il a participé à une dégustation mémorable de vins bâtis sur l’assyrtiko, cépage local.
« Nous étions transportés par la beauté des vins qu’on nous a servis », évoque-t-il. En ultime souvenir, son fils Marius a photographié le vigneron quittant les chais. Malheureusement, l’image de ce départ prit un sens tragique, puisque le vigneron trépassa deux semaines plus tard — certains médias évoquant un suicide. Le vin peut aussi se boire pour honorer une mémoire…
Raisins en vrac
D’autres souvenirs particuliers, concernant des vins de tous poils, ont émergé. Comme celui de Pierre Levert et de sa femme, qui ont sillonné les vignobles d’Amérique et d’Europe, puis monté un cellier de 200 bouteilles. Un goût marquant ? « Le premier souvenir de ce périple qui me vient à l’esprit, c’est le Manischewitz, le vin de messe juif, dans toute sa sucrosité ! », dit-il.
Parfois, ce qui deviendra mémorable n’est pas plus loin que chez soi. Pour fêter la promotion de sa fille en 2016, Monique Desparois a extirpé du fin fond de son cellier un champagne Dom Ruinart 1994 oublié. Abîmé ? Non, délicieux à leurs yeux. Et soudain, un éclair : la bouteille était destinée à être bue à l’occasion du référendum de 1995. On vous laisse deviner pourquoi elle n’a pas été débouchée…
Quant à Daniel Laurin, il n’aime pas vraiment les vins « cuits ». S’étant procuré, au cours d’un voyage en Californie, un Cigare Volant de Bonny Doon destiné à vieillir, il s’est aperçu qu’il s’apprêtait à lui faire subir l’enfer de Death Valley. Plutôt que de prendre le risque de le ruiner, il l’a bu avec ses enfants, entouré de montagnes et de déserts : « Son souvenir gustatif m’est resté depuis 15 ans ! », lance-t-il.
Enfin, Robert Bock a gardé en mémoire le vin favori de son père, le Valpolicella Folonari, mais surtout… son prix de l’époque : 0,95 $ la bouteille. Comme quoi, le portefeuille aussi peut ressentir de la nostalgie !