Avec ses quatre mâts tendus droit vers le ciel et sa blancheur de jeune mariée, l'Esmeralda aura certainement l'air d'une apparition lorsqu'elle accostera à Québec aujourd'hui. Mais aux yeux de beaucoup de Québécois d'origine chilienne, la goélette emblématique du Chili est surtout un très mauvais souvenir.

En 1973, des centaines de Chiliens y ont été emprisonnés, interrogés et torturés alors que le régime militaire d'Augusto Pinochet renversait le gouvernement de Salvador Allende et prenait le contrôle du pays.

 

Malgré les témoignages récoltés au cours des ans par des commissions d'enquête, Amnistie internationale et le documentariste montréalais Patricio Henriquez, la marine chilienne refuse à ce jour de reconnaître que de graves violations des droits de l'homme ont été commises à bord de la célèbre goélette, surnommée par plusieurs «la Dame blanche».

Ignorant la colère des survivants et des familles des victimes, la marine chilienne effectue bon an, mal an de grands périples internationaux à bord du navire emblématique. Mais la colère rattrape souvent l'Esmeralda sur son passage et ce sera le cas à Québec ce week-end. Des militants des droits de l'homme et des membres de la communauté chilienne de Montréal comptent se rendre dans la capitale pour «accueillir» la goélette avec des pancartes et des slogans.

«Je crois que c'est une insulte que ce bateau soit présenté comme un ambassadeur du Chili. Nous savons ce qui s'est passé à bord», tonne Norman Pacheco, une Montréalaise qui sera de la manifestation.

Originaire de la ville de Valparaiso, le port d'attache de l'Esmeralda depuis sa construction en 1953, Norman Pacheco connaît personnellement des victimes de la «Dame blanche». Un de ses anciens collègues enseignants s'est suicidé à son bord pour échapper à la torture, relate-t-elle. «Ce bateau, les gens de Valparaiso l'adoraient. C'était un symbole. Aujourd'hui, juste le voir me rend malade», dit-elle.

Nelson Ojeda est du même avis. Selon lui, l'armée devrait donner l'Esmeralda aux victimes de la répression politique au Chili. «Comme Auschwitz appartient aux Juifs qui y ont souffert», offre-t-il en guise de comparaison. Il raconte que l'ambassadeur chilien au Canada a demandé aux Chiliens de Montréal la semaine dernière de ne pas faire trop de brouhaha autour de la venue du célèbre navire. «Nous lui avons dit que là où va l'Esmeralda, la contestation va aussi», dit M. Ojeda. L'ambassade n'a pas rappelé La Presse.

Opération séduction

La diaspora chilienne n'est pas la seule à dénoncer l'attitude de la marine chilienne. Amnistie internationale organisera des activités de sensibilisation demain, dont la projection au Musée de la civilisation du documentaire Le Côté obscur de la Dame blanche, de Patricio Henriquez. Ce film sera aussi diffusé à Télé-Québec le 14 mai.

«Amnistie internationale demande la fin de l'impunité pour ceux qui ont commis des violations graves des droits sur l'Esmeralda. Nous croyons aussi que les victimes et les familles des disparus devraient être compensées. Il faudrait que les autorités militaires reconnaissent leurs torts et disent «plus jamais»», note la porte-parole d'Amnistie, Anne Sainte-Marie.

Même si l'Esmeralda est aujourd'hui un des symboles les plus forts de la répression politique au Chili, le navire n'a pas été le seul bâtiment militaire à abriter les activités illicites du gouvernement militaire. Deux commissions d'enquête, établies dans les années 90, ont conclu que 3197 personnes ont été victimes de disparitions, d'exécutions arbitraires et de décès causés par la torture entre le coup d'État du 11 septembre 1973 et le début des années 90. Parmi les techniques de torture répertoriées, on retrouve l'utilisation d'électrochocs, de décharges électriques sur les parties génitales et l'immersion dans un seau rempli d'eau et d'excréments humains.