La plupart des ouvriers qui ont bâti le centre-ville spectaculaire de Dubaï n'ont pas les moyens de se payer un kebab dans les centres commerciaux luxueux. Ces hommes, venus d'Asie du Sud, sont à la merci d'employeurs négriers. Ils s'épuisent dans les chantiers le jour et rêvent d'un retour au bercail la nuit. Notre collaboratrice nous décrit les rouages de cet esclavage moderne.

Govinder lève sa main droite et approche son index de son pouce. «Ici, nous sommes des petits hommes», dit-il pour expliquer son geste. Dans sa main gauche, il tient un téléphone cellulaire. L'ouvrier de construction n'a toutefois pas l'argent nécessaire pour appeler sa femme au Bangladesh.

 

L'homme de 30 ans habite à Sonapur, un ghetto perdu dans le désert, à une heure de route des tours de Dubaï.

Le soir où La Presse l'a rencontré, il discutait avec des amis vêtus de sarongs. Leurs baraquements étaient faiblement éclairés au néon. À l'occasion, un autobus remuait la poussière mêlée d'immondices dans le camp non pavé.

Des centaines de milliers d'ouvriers immigrants sont logés dans cette fourmilière infestée de rats. Ils sont arrivés de l'Inde, du Bangladesh et du Sri Lanka avec le même rêve en tête: faire un peu d'argent dans l'eldorado des Émirats arabes unis (É.A.U.).

Or, ils se font prendre dans l'engrenage d'une chaîne d'exploitation. Et elle débute dans leur propre pays, avec les recruteurs des firmes de construction.

Deux repas par jour

Il y a cinq ans, Prabhu s'est fait promettre 300$ par mois, nourriture comprise, par un agent de recrutement. L'Indien (qui refuse lui aussi de divulguer son nom de famille de peur de représailles) a dû payer une prime exorbitante, soi-disant pour couvrir les coûts du visa et du vol: 3400$.

Le père de famille a hypothéqué sa ferme et a obtenu un prêt à un taux d'intérêt de 10% par mois. À son arrivée, son employeur, Al-Mamzar, lui a annoncé que son salaire serait beaucoup moins élevé que promis, soit 180$ par mois. En outre, il doit payer lui-même ses repas.

Jusqu'ici, il a seulement remboursé la moitié de son prêt et peine à envoyer de l'argent à sa femme et ses deux enfants. Il peut seulement se payer deux repas par jour. La viande rouge est réservée aux grandes occasions.

«Chaque mois, je dois faire un choix déchirant: envoyer de l'argent à ma famille ou au prêteur sur gages», confie le menuisier de 34 ans qui en fait 50.

Le gouvernement émirati interdit aux employeurs et aux recruteurs de soutirer de l'argent aux candidats. Pourtant, cette pratique est systématique. Elle piège 3,5 millions d'ouvriers immigrants dans une spirale de dettes.

Passeport confisqué

Une agente de recrutement établie à Bombay, Almass Pardiwala, explique la chaîne d'abus: «La plupart des agences gonflent les salaires pour attirer plus de candidats. Ensuite, elles leur refilent toutes sortes de frais. Beaucoup de ces hommes sont illettrés et viennent de villages éloignés. Ils sont désespérés. Certains ont déjà payé quatre ou cinq agents avant de venir jusqu'à moi. C'est comparable à du trafic humain.»

Elle soutient que son agence, Al-Wahaa, perd des contrats quand elle refuse de donner des pots-de-vin à ses clients émiratis.

Une fois aux É.A.U., les ouvriers touchent rarement plus de 250$ par mois pour un travail de 80 heures par semaine, souvent exécuté dans une chaleur suffocante. Un chauffeur de taxi peut gagner 10 fois plus. Le produit intérieur brut par habitant des É.A.U. est d'environ 60 000$.

Prabhu ignore quand il reverra ses proches. Son passeport a été confisqué à son arrivée, une autre pratique illégale mais courante.

«Nous n'avons nulle part où aller. C'est comme être en prison», dit un de ses collègues qui ne veut pas s'identifier.

Les organisations humanitaires reprochent au gouvernement émirati de fermer les yeux sur ces hommes condamnés au travail forcé. Seulement 48 inspecteurs du ministère de l'Emploi veillent à la bonne conduite des employeurs, selon Human Rights Watch.

Syndicalisme illégal

Le problème est que le gouvernement possède lui-même des parts dans les plus grandes firmes de construction, comme Nakheel et Emaar, explique Nick McGeehan, un ancien travailleur aux É.A.U. devenu militant pour ces ouvriers.

«Le régime ne fait rien pour appliquer ses propres lois. La plupart des entreprises appartiennent à des Émiratis de familles puissantes et proches du pouvoir», dit le fondateur de l'organisme Mafiwasta.

Les travailleurs ont peu de recours pour faire valoir leurs droits. Le syndicalisme est illégal, les grèves, interdites. Les rares manifestations sont suivies d'expulsions.

Prabhu, Govinder et leurs acolytes combattent leur déprime en rêvant au retour au bercail. Ils n'ont pas l'intention de se rebeller ou d'alerter leurs compatriotes, laissant libre cours au cycle d'exploitation. «De toute façon, on ne me croirait pas, dit Jahanger, un nettoyeur de 24 ans d'origine bangladeshi. Les gens dans mon pays pensent que l'argent pousse dans les palmiers à Dubaï.»

 

Les Émirats arabes unis

Fondée en 1971, la fédération des Émirats arabes unis regroupe sept États. Avant la découverte de pétrole en 1958, cette région du golfe Persique était habitée par des tribus de Bédouins. Depuis, son essor économique et urbain est spectaculaire. Sa population est aujourd'hui de 6 millions d'habitants, dont 80% sont des immigrants. Les Émirats arabes unis (formés d'Abou Dhabi 1, Dubaï 2, Charjah 3, Foujeyrah 4, Ras Al-Khaïma 5, Ajman 6 et Oumm Al-Qaïwaïn 7) sont au troisième rang des exportateurs de pétrole au monde. Sous la houlette du sheikh Khalifa bin Zayed, un modernisateur pro-occidental qui a succédé à son père en 2004, la fédération est plus libérale et tolérante que l'Arabie Saoudite et le Qatar, faisant d'elle une destination d'affaires de choix dans la péninsule arabe.