Lorsque la journaliste Michèle Ouimet est allée en Afghanistan en 2007 pour enquêter sur les ratés de la mission canadienne, elle a dû se battre avec l'armée pour obtenir des réponses à ses questions. À son retour, elle a fait une demande d'accès à l'information pour obtenir une copie des courriels échangés entre l'armée à Kandahar et les fonctionnaires à Ottawa. Deux ans plus tard, elle a reçu une pile de documents dans lesquels chaque demande d'entrevue, chaque question sont disséquées. Est-ce que l'armée contrôle trop les journalistes? Et les journalistes, eux, se laissent-ils contrôler? Réflexion sur la couverture de guerre.

«On tourne en rond avec cette demande. Mme Ouimet ira de l'avant avec son article sans la contribution des Services correctionnels qui sont en train de perdre une belle chance de montrer ce qu'ils font en Afghanistan. Ça fait une semaine que les Services correctionnels à Ottawa nous envoient aux Affaires étrangères et vice-versa.»

 

C'est la capitaine Johanne Blais, officier des relations publiques dans l'armée canadienne à Kandahar, qui a envoyé ce courriel exaspéré à Ottawa en octobre 2007.

Pour tourner en rond, on tournait en rond. Une semaine plus tôt, j'avais visité la prison de Sarpoza à Kandahar, où j'avais rencontré des prisonniers torturés par les services secrets afghans. Des prisonniers capturés par les soldats canadiens qui les avaient remis aux redoutables services secrets.

«Mme Ouimet a déjà visité Sarpoza deux fois et les Afghans lui ont donné "The grand tour"», poursuit la capitaine Blais dans son courriel.

Je n'avais encore rien publié parce que j'attendais une réaction de l'armée à Kandahar. Sauf que ma demande a vite rebondi à Ottawa.

Pas étonnant, le sujet était explosif. Il l'est toujours, d'ailleurs. Une patate chaude que les relationnistes civils et militaires se lançaient d'Ottawa à Kandahar, en passant par l'ambassade du Canada à Kaboul.

J'ai suivi le chemin parcouru par cette «patate chaude» de courriel en courriel grâce à une demande d'accès à l'information. Ottawa m'a envoyé une grosse pile de documents... deux ans après ma demande. Des documents censurés. Mais drôlement intéressants.

Les militaires savaient tout, ou presque. Pas seulement sur moi, mais aussi sur la dizaine de journalistes intégrés dans l'armée qui vivaient sur la base militaire de Kandahar: leurs déplacements, les gens qu'ils rencontraient, les entrevues qu'ils planifiaient. Les relationnistes de l'armée travaillaient fort pour mettre Ottawa au parfum.

Normal?

«Oui, répond Claude Beauregard, expert en communications. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les journalistes canadiens portaient l'uniforme. Ils avaient même le titre d'officier. L'ex-premier ministre René Lévesque, qui a couvert la guerre comme journaliste, portait l'uniforme. L'armée lisait tous les articles avant qu'ils soient publiés, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.»

Claude Beauregard a été dans l'armée jusqu'en 2003. Il a fait son doctorat sur la censure et son post-doctorat sur la propagande. Il en connaît un rayon sur les relations entre les journalistes et l'armée. Il enseigne à l'Université du Québec en Outaouais.

«Aujourd'hui, dit-il, les journalistes sont relativement libres. L'armée exerce un contrôle sur l'information, comme elle l'a toujours fait. Ce qu'elle veut, c'est contrôler la représentation de la guerre. Et elle fait tout pour imposer sa vision.»

Les relations entre les journalistes et l'armée sont souvent tendues. «Quand on dit que les journalistes et les soldats s'entendent bien, ça m'inquiète», ajoute Claude Beauregard.

Les journalistes intégrés vivent avec les militaires. Ils mangent et voyagent avec eux et ils dorment dans des tentes voisines. S'ils sont blessés, c'est l'armée qui les soigne et les évacue.

Les liens sont-ils tricotés trop serré? Cette promiscuité effiloche-t-elle l'esprit critique des journalistes? Est-ce possible de couvrir une guerre sans être intégré dans l'armée?

«Si un journaliste décide de travailler seul, il court des risques, croit Claude Beauregard. Un journaliste du New York Times qui a couvert l'Irak et l'Afghanistan a affirmé qu'il n'avait pas le choix, il devait être intégré dans l'armée, sinon les risques d'être tué ou kidnappé étaient trop élevés.»

Alors, être intégré ou pas?

Le journaliste du Globe and Mail Graeme Smith est allé 16 fois en Afghanistan de 2005 à 2009. Des séjours de sept semaines.

Il a publié des articles qui ont ébranlé le gouvernement Harper et provoqué la chute du ministre de la Défense Gordon O'Connor. C'est lui qui, le premier, a parlé de la torture des prisonniers afghans capturés par les soldats canadiens.

Pourtant, il était intégré dans l'armée.

«Mes relations avec les militaires ont toujours été bonnes, dit Graeme Smith. Pourtant, mes histoires les dérangeaient. Je les tenais au courant dès le début de mes recherches. Je ne les poignardais pas dans le dos, mais de face.»

Je l'ai joint à New Delhi où il travaille comme correspondant. Il ne sait pas s'il va retourner en Afghanistan, car il a reçu des menaces. En février 2009, il a écrit que le grand patron de la police antidrogue, le général Mohammed Daoud, était impliqué dans le trafic de l'opium. Furieux, Daoud a voulu se venger.

«Il est venu à Kandahar, raconte Graeme Smith. Il me cherchait.» Smith a décidé de quitter l'Afghanistan. Daoud est toujours en poste.

Même s'il était intégré dans l'armée, Graeme Smith se baladait souvent seul, avec un traducteur et un chauffeur afghans. Une pratique qui irritait l'armée.

«Quand un journaliste cesse-t-il d'être intégré? s'interroge un relationniste de l'armée dans les échanges de courriels qu'a obtenus La Presse. S'il se promène seul à Kandahar avec son traducteur, est-il toujours intégré? (...) On ne les contrôle pas tous. Que fait-on s'ils sont blessés ou kidnappés?»

Graeme Smith affirme que l'armée canadienne faisait preuve d'une grande tolérance. Jamais les armées américaine, britannique et néerlandaise n'auraient accepté que les journalistes partent seuls pendant leur intégration. Il le sait, il a voyagé avec chacune d'elle. Il a même donné une conférence aux gens de l'OTAN à Bruxelles pour leur expliquer le fonctionnement de l'armée canadienne avec les journalistes.

«Le système canadien est le meilleur à cause de sa flexibilité», affirme Graeme Smith.

N'empêche. L'armée, irritée par mes fréquents allers-retours en solitaire entre Kandahar et Kaboul, a tenté de m'expulser. Sans succès. Le capitaine Adam Thomson, officier des affaires publiques à Ottawa, a envoyé une lettre à mon patron. «Ou votre journaliste couvre les activités de l'armée et du gouvernement du Canada, ou vous en envoyez un autre», a-t-il écrit.

Je n'ai finalement jamais été expulsée. Graeme Smith non plus.

Plusieurs journalistes de Radio-Canada ont couvert la guerre en Afghanistan. La plupart étaient intégrés dans l'armée. En 2007, des groupes pacifistes ont porté plainte auprès de l'ombudsman de Radio-Canada. Ils affirmaient que la couverture de la société d'État était biaisée.

«Les journalistes, ont écrit les plaignants, utilisent les ressources des Forces armées canadiennes (...) et côtoient des militaires envers lesquels ils se rendent dépendants pour leur sécurité, leur logement et leur transport; ceci affecte l'équilibre du traitement.»

L'ombudsman, Julie Miville-Dechêne, a répondu qu'il était «évident que la proximité des soldats et du danger (...) influence les journalistes. Certains sont plus capables que d'autres de s'en tenir aux faits et de rester le plus neutre possible. (...) Le risque d'être sympathique aux soldats existe bel et bien pour un organe de presse, mais ce n'est pas une raison suffisante pour ne pas aller sur place.»

Un constat lucide. Et franc.

Les Américains aussi se posent des questions. Est-ce qu'un journaliste intégré peut garder son indépendance?

Lors d'un colloque en 2005 où journalistes et militaires ont confronté leurs points de vue, Jane Arraf, correspondante de CNN à Bagdad, a expliqué que les deux camps étaient loin de se faire confiance. «Ironiquement, a-t-elle précisé, on n'a jamais eu autant besoin les uns des autres.»

Les officiers de l'armée, eux, ont affirmé que les journalistes devaient les aider à gagner la guerre. «Ce n'est pas notre rôle, ont répliqué les journalistes. Nous sommes des chiens de garde.»

Un autre a ajouté: «Couvrir une guerre est très difficile. Que vous voyagiez avec les soldats ou que vous ayez un accès privilégié à des officiers de l'armée, une chose est certaine, personne ne sait vraiment ce qui se passe.»

Plusieurs questions ont été soulevées: est-ce que les reportages critiques des journalistes nuisent à l'effort de guerre? Informent-ils l'ennemi? À quel point influencent-ils l'opinion publique ou touchent-ils le moral des troupes?

En 2003, lors de la chute de Saddam Hussein, plus de 700 journalistes américains étaient intégrés dans l'armée. Deux ans plus tard, il n'en restait plus que 25.

Finalement, personne n'a répondu à mes questions sur la torture des prisonniers afghans. Silence à Ottawa, à Kaboul et à Kandahar. Même l'ambassadeur du Canada à Kaboul, Arif Lalani, seul civil autorisé à donner des entrevues, a refusé de faire des commentaires.

Ce que j'ignorais, c'est que derrière ce silence, il y avait eu de nombreux échanges de courriels. L'ambassadeur Lalani a d'abord accepté de me donner une entrevue, puis il a changé d'idée.

Je ne l'ai su que deux ans plus tard en parcourant les courriels censurés échangés entre Ottawa, Kandahar et Kaboul.

La guerre peut avoir plusieurs visages: guerre des nerfs, guerre de pouvoir, guerre d'usure et guerre de l'image. C'est ça aussi, la guerre. Ou plutôt les guerres.

Avec la collaboration de William Leclerc

Pour joindre notre chroniqueuse: michele.ouimet@lapresse.ca