Pendant près de 300 ans, l'art de la fabrication du vin a été une affaire de Blancs en Afrique du Sud. Un savoir qui se transmettait de père en fils. Mais la chute de l'apartheid est venue ébranler les traditions. L'ascension fulgurante d'une jeune viticultrice et oenologue zouloue en est la preuve.

Premier jour d'université. On tend à l'étudiante un étrange liquide rouge auquel elle n'a jamais goûté. La jeune Zouloue avale la première gorgée. Puis, une deuxième. La magie opère. Une vocation s'éveille. Une décennie ans plus tard, Ntsiki Biyela a été couronnée meilleure viticultrice de l'Afrique du Sud.

 

Quand on frappe à la porte de la maison Stellekaya, dans la petite ville de Stellenbosch, Ntsiki Biyela vient elle-même répondre à la porte. Elle fait aussi visiter les caves à vin en plus de faire goûter les vins qu'elle élabore elle-même.

Elle parle de chacun de ses crus comme si elle parlait de membres de sa famille. «Celui-ci est léger, il est parfait pour le vendredi soir, pour regarder le coucher du soleil. Celui-là est costaud. Il sent la terre de l'Afrique du Sud», explique-t-elle en versant ses élixirs dans les verres de dégustation.

Ses gestes sont précis. Ses paroles coulent. En la voyant aussi à l'aise, on oublie vite que Ntsiki Biyela est une perle rare: la première femme noire d'Afrique du Sud à prendre les rênes d'une maison vinicole.

«Mes collègues sur les bancs d'université avaient tous un vignoble familial qui les attendait à la fin de leurs études. Nous étions 5 étudiants noirs sur une classe de 60. Moi, j'ai été élevée sans savoir que le vin existait, rit-elle. J'avais 20 ans quand j'y ai goûté la première fois.»

Changer de campagne

Originaire d'un village zoulou, Ntsiki Biyela rêvait, enfant, de devenir ingénieure. Elle avait de bonnes notes à l'école et a obtenu une bourse de South African Airways, la compagnie d'aviation nationale, pour ses études supérieures. Mais la bourse venait avec une condition: elle devait étudier l'oenologie à Stellenbosch, chef-lieu des Wine Lands, entourant la ville du Cap. «Mes parents croyaient que j'allais devenir une ivrogne. Il a fallu les convaincre», relate-t-elle aujourd'hui.

Ils n'étaient pas les seuls à convaincre. L'industrie du vin, monopolisée par les Sud-Africains blancs, habitués à embaucher des Noirs et des métis pour labourer leurs terres, devait elle aussi être épatée. «On ne veut pas qu'ils pensent qu'on est là seulement à cause des programmes gouvernementaux», explique la jeune femme, sans animosité.

Trouver sa «kaya»

Son opération séduction semble avoir fonctionné au-delà de toute espérance. À peine diplômée, Ntsiki Biyela a reçu plusieurs offres d'embauche. Les propriétaires de Stellekaya, d'origine italienne, ont gagné la mise. Le nom de leur entreprise avait déjà de quoi attirer la jeune femme. Stellekaya est un alliage du mot italien signifiant «étoile» et du mot zoulou signifiant «maison». Une maison des étoiles, donc, dans laquelle brille depuis la jeune oenologue. Le prestigieux prix qu'elle a reçu l'an dernier en est la meilleure preuve.

La maison vinicole dans laquelle elle évolue n'est pas tout à fait comme les autres: elle n'a pas de vignoble et reçoit des raisins des fermes environnantes. Ses caves à vin sont là où, il y a moins de 10 ans, du brandy vieillissait. Mais Ntsiki Biyela s'y sent parfaitement chez elle. «Je touche absolument à tout.» Elle dirige une dizaine d'employés et produit 6000 caisses de vin rouge par année. Elle voyage un peu partout dans le monde avec ses bouteilles. Elle devrait d'ailleurs être de passage à Montréal dans les prochains mois pour rencontrer les membres du regroupement d'oenophiles Opimian.

Lente révolution

Le succès de Stellekaya sera-t-il suffisant pour changer le visage de cette industrie aux lourdes traditions? Ntsiki Biyela se réjouit de voir de plus en plus de Noirs sud-africains étudier l'oenologie, et ce, même si le monde du vin leur est encore largement inconnu. Une initiative gouvernementale, qui vise à aider des Noirs à acheter des parts des grandes sociétés vinicoles, porte tranquillement ses fruits. «Néanmoins, ça reste une industrie de Blancs et ça va prendre un sacré bout de temps pour que ça change, croit la jeune femme. Les changements ont commencé il y a 10 ans. Il faut se donner au moins une génération.»