Derrière les populaires plages de Phuket et les majestueux temples bouddhistes, la Thaïlande est en proie à une grave crise politique qui ébranle jusque sa monarchie. Samedi dernier, 21 manifestants de l'opposition sont morts dans des affrontements avec l'armée. Hier, le gouvernement a accusé l'ancien premier ministre en exil de fomenter les violences. L'opposition fera-t-elle tomber le gouvernement? Le roi sortira-t-il de sa réserve? La Presse a posé la question à deux observateurs: Jean Michaud a obtenu son doctorat en Thaïlande et est aujourd'hui professeur d'anthropologie à l'Université Laval. Dominique Caouette est professeur adjoint de science politique de l'Université de Montréal et membre du Centre d'études de l'Asie de l'Est.

Question: Samedi, 21 manifestants ont été tués à Bangkok et 860 autres ont été blessés. Ils étaient membres des «chemises rouges». Qui sont-ils?

 

Réponse: Partisans de l'ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, les «chemises rouges» ont quitté en mars les régions agricoles du Nord pour se rassembler dans la capitale, Bangkok. Ils manifestent depuis pour réclamer le retour de Thaksin, évincé du pouvoir en 2006 après un coup d'État de l'armée. Les progressistes - chemises rouges - et les traditionalistes - chemises jaunes - défendent les trois piliers du pays: une forte identité thaïlandaise, les valeurs bouddhistes et la monarchie. Les réformistes sont fidèles au roi, «mais estiment que la monarchie, telle qu'elle existe, n'a plus sa place, elle doit être rénovée», dit Jean Michaud. Les chemises rouges réclament une modernisation du pays: liberté des entreprises, démocratie consultative, moins de pouvoir aux militaires. Ils ont aussi pris leurs distances avec Thaksin, clamant se battre pour une société plus juste, et non au service de l'ancien premier ministre.

Q. Quel genre de premier ministre était Thaksin Shinawatra?

R. «C'est un peu le Silvio Berlusconi de la Thaïlande, dit Jean Michaud. Un grand capitaliste qui contrôle les médias, mais qui a une façon de gérer son empire qui n'est pas conforme à une éthique traditionnelle thaïlandaise.» Il a notamment vendu l'une de ses entreprises à des intérêts étrangers. «Et ça a généré la fureur de la famille royale et des élites militaires, notamment.»

«C'était le premier premier ministre thaïlandais issu de la nouvelle bourgeoisie des télécommunications et du capitalisme, dit Dominique Caouette. Il a été élu en 2001 avec la plus grande majorité de l'histoire de la Thaïlande. Il a mis en place des politiques populistes mais populaires dans les régions rurales, comme l'assurance maladie.»

Q. Pourquoi l'ancien premier ministre Thaksin avait-il été démis?

R. Les coups d'État sont fréquents en Thaïlande. En septembre 2006, l'armée a profité de l'absence du premier ministre, en voyage à New York, pour l'évincer du pouvoir. «Le but était de s'assurer que les forces traditionalistes (jaunes) allaient pouvoir reprendre le contrôle de l'État, dit Jean Michaud. Mais ça ne s'est pas fait. Depuis 2006, on a des premiers ministres temporaires, la plupart ont été téléguidés de l'extérieur par Thaksin.»

Q. Quel est le rôle du roi?

R. Âgé de 82 ans, le roi Bhumibol Adulyadej règne depuis 1946 et est aujourd'hui malade et affaibli. «Il s'agit d'une monarchie constitutionnelle, comme celle de l'Angleterre. Le roi, en principe, ne s'ingère pas dans les affaires de l'État. Mais quand l'identité nationale ou la sécurité du pays est en jeu, il peut arriver que le roi fasse une intervention publique, dit Jean Michaud. Il a un pouvoir moral énorme dont il use de temps en temps en public, plus souvent derrière les portes closes.» Les chemises rouges ne sont pas antimonarchistes, comme tentent de les présenter leurs opposants. «Il n'y a pas pire accusation en Thaïlande», dit Jean Michaud.

Le fils héritier n'a pas la bonne réputation ni l'envergure de son père. «Il n'est pas impossible que lui-même, quelque part, par des tractations derrière des portes closes, ait un intérêt à mousser le parti des rouges.»

Q. À quoi peut-on s'attendre pour la suite des choses?

R. «Il y a plusieurs scénarios, dit Dominique Caouette. Le premier est que le roi sorte publiquement et demande aux jaunes, par exemple, d'organiser des élections rapidement. Ou aux rouges de retourner au pouvoir parce que leur gouvernement était légitime. Ou même que Thaksin décide de faire un coup d'éclat et de revenir.»

«Si le mouvement a réussi à prendre autant de place, dit Jean Michaud, la chute du premier ministre actuel est probable.»