David Kilgour a honte.

En 2002, l'ancien secrétaire d'État au ministère des Affaires étrangères avait été chargé d'ouvrir un petit bureau canadien à Tripoli - un embryon d'ambassade, quelques mois avant la levée officielle des sanctions internationales contre le régime de Mouammar Kadhafi.

La Libye s'ouvrait alors au monde, après trois décennies d'isolement. Elle avait renoncé au terrorisme et à son programme nucléaire. Et les entreprises du Canada et d'ailleurs se bousculaient au portillon, alléchées par les promesses de contrats dans ce pays riche en pétrole.

«Lors de l'ouverture du bureau, le fils de Kadhafi, Saïf al-Islam, m'avait parlé de démocratie et de droits de la personne.» Mais quand la crise libyenne a éclaté, en février, ce même Saïf al-Islam a traité les rebelles de «rats» que son régime ne tarderait pas à écraser.

M. Kilgour était sous le choc. «Il a renoncé à ses principes. Aujourd'hui, j'ai honte. Ce que j'ai fait à Tripoli me donne mauvaise conscience. Les gouvernements et les entreprises se sont trompés; ils n'auraient pas dû faire des affaires avec Kadhafi.»

La crise en Libye a mis en lumière les risques auxquels s'exposent les entreprises canadiennes qui investissent des milliards dans des pays non démocratiques. Leur présence au Congo, en Chine ou au Zimbabwe contribue-t-elle à une plus grande ouverture dans ces pays? Au contraire, permet-elle aux tyrans de s'accrocher plus solidement encore au pouvoir?

Diplomatie par le capitalisme

Le clan Kadhafi, du moins, semble avoir largement profité des investissements étrangers après la levée des sanctions.

«La richesse que la famille du colonel Kadhafi a accumulée avec l'aide d'entreprises internationales (...) lui a permis de durcir sa poigne sur le pays. Alors que l'issue de l'intervention militaire des États-Unis et des pays alliés est incertaine, les ressources du colonel Kadhafi - dont une réserve de dizaines de milliards de dollars en argent comptant qu'il utilise, selon des responsables américains, pour payer des soldats, mercenaires et partisans - pourraient lui permettre de prévenir, ou du moins de retarder, son éviction du pouvoir», concluait en mars une enquête du New York Times.

Pour M. Kilgour, la seule politique d'entreprise moralement acceptable est de proscrire les dictateurs de sa liste de clients. À ses yeux, rien ne peut justifier des investissements permettant aux despotes de se procurer des avions de chasse ou de garnir leurs comptes en Suisse.

D'un point de vue pragmatique, les entreprises ont aussi intérêt à éviter les régimes totalitaires, qui risquent davantage d'être déstabilisés par des révolutions que les démocraties. SNC-Lavalin l'a appris à la dure: en mars, l'entreprise a retiré de son carnet de commandes tous ses projets libyens, d'une valeur de près d'un milliard de dollars.

Le géant du génie québécois a toutefois l'intention de reprendre ses chantiers dès le retour au calme en Libye - peu importe l'issue du sanglant bras de fer qui s'y joue en ce moment. Le président de SNC-Lavalin, Pierre Duhaime, croit aux vertus de la diplomatie par le capitalisme. «Si vous ne communiquez pas, vous ne pouvez influencer», a-t-il récemment expliqué au magazine Maclean's. «On ne peut isoler un pays. Regardez la Corée du Nord.»

Et puis, même si l'argent provient d'une dictature, SNC-Lavalin construit des infrastructures qui contribuent au bien-être de l'ensemble de la population libyenne. Comme la Great Man Made River, à laquelle l'entreprise est associée depuis 20 ans. Ce projet titanesque consiste à pomper l'eau de la nappe phréatique, en plein désert du Sahara, pour l'acheminer jusqu'aux villes côtières assoiffées.

La prison de Tripoli

L'aéroport de Benghazi sert aussi au peuple libyen. Tout comme la prison controversée de Tripoli, selon M. Duhaime. «Ça nous a été présenté comme une façon d'ouvrir le pays, de respecter les droits civils. C'était l'un des projets clés du fils de Kadhafi, Saïf», a-t-il expliqué au Maclean's, ajoutant que, pour lui, construire une prison et un aéroport était «la même chose», en Libye comme au Québec.

Au journaliste dubitatif qui lui soulignait que les droits de la personne n'étaient pas respectés en Libye, M. Duhaime a rétorqué: «Pourquoi dites-vous cela? Avez-vous des preuves?»

En 2007, le département d'État américain a produit un rapport énumérant les méthodes de torture en Libye: «Enchaîner les prisonniers à un mur pendant des heures; matraquer; infliger des chocs électriques; verser du jus de citron sur des plaies ouvertes; casser des doigts et laisser les jointures guérir sans soins médicaux; suffoquer avec des sacs de plastiques; priver les détenus de sommeil, de nourriture et d'eau; suspendre par les poignets; suspendre par une barre insérée entre les genoux et les coudes; brûler avec des cigarettes; menacer avec des chiens; battre la plante des pieds.»

Le député Amir Khadir, qui avait demandé à M. Duhaime de s'expliquer publiquement lorsque la controverse a éclaté, fin février, lui donne aujourd'hui le bénéfice du doute. «Peut-être ignore-t-il que Kadhafi se rend coupable d'abus systématiques des droits politiques et de la personne de son peuple. Et c'est là le drame: l'ignorance de certaines élites économiques des réalités et des souffrances des peuples. Elles agissent dans une bulle uniquement constituée de l'intérêt de leur entreprise et de la course au rendement maximum.»

Rendre des comptes

Pour M. Khadir, «il faut prévoir des mécanismes pour que nos entreprises deviennent plus responsables. Il faut qu'on légifère, que les entrepreneurs soient passibles d'amendes ou de poursuites lorsqu'ils collaborent avec des gens qui ont commis des crimes contre leur population ou contre l'environnement.»

Pour le moment, les entreprises canadiennes peuvent agir comme bon leur semble à l'étranger, déplore Denis Tougas, de l'Entraide missionnaire de Montréal. Par exemple, malgré la guerre, une douzaine de sociétés minières canadiennes ont investi 3,3 milliards en République démocratique du Congo (RDC). «Ce qui peut sembler surprenant pour des gens un peu naïfs, c'est de constater que ces entreprises ont investi en plein milieu d'une guerre civile qui a fait tant d'atrocités et tant de morts. Elles y sont encore, et profitent bien de ces investissements.»

Il y a des années que les militants réclament une législation, ou du moins un ombudsman indépendant. En 2009, le gouvernement de Stephen Harper a créé un poste de «conseiller à la responsabilité sociale des entreprises de l'industrie de l'extraction». Mais ce conseiller manque de dents, selon M. Tougas. Il n'agit que sur réception de plaintes. Il n'a aucun pouvoir d'enquête. «La participation au processus est volontaire. Si une partie refuse, la plainte tombe.»

Depuis 1998, il existe aussi une loi fédérale interdisant la corruption d'agents publics étrangers. En 13 ans, l'équipe anticorruption de la GRC n'a pourtant épinglé qu'une seule entreprise, condamnée à payer une amende de 25 000$. En comparaison, seulement en 2010, le département américain de la Justice a distribué des amendes totalisant un milliard de dollars, a récemment souligné le Globe and Mail.

C'est que le Canada permet aux entreprises de verser des «paiements facilitateurs» à leurs interlocuteurs étrangers, dans le but de faire avancer plus rapidement un dossier en panne. «Y a-t-il une différence entre ça et un pot-de-vin?», demande M. Kilgour. «C'est comme ça que Petro-Canada a pu verser une prime à la signature d'un milliard de dollars au régime de Kadhafi» afin de sécuriser un contrat d'exploitation pétrolière de 30 ans en Libye, rappelle-t-il. «J'ai honte de ça aussi.»