Alors que le multiculturalisme fête son 40e anniversaire au Canada, en Europe, le concept a la vie dure. Le Conseil de l'Europe en a récemment déclaré l'échec dans un rapport. La chancelière allemande, Angela Merkel, en a aussi annoncé la fin. Le Canada sera-t-il le prochain à tourner le dos à la politique mise de l'avant par le gouvernement Trudeau en 1971? Nous avons posé la question à Will Kymlicka, un des principaux théoriciens du multiculturalisme, auteur de maints ouvrages sur la question et titulaire de la chaire en philosophie politique à l'Université Queens en Ontario. Ce dernier était de passage à Montréal cette semaine pour un symposium international sur la solution de rechange québécoise au multiculturalisme, l'interculturalisme.

Q: L'Europe a-t-elle raison de tourner le dos au multiculturalisme? Est-ce en effet un échec?

R: Non, absolument pas. Il y a plusieurs problèmes en Europe avec l'intégration des immigrants. Ces derniers souffrent d'isolement, ont des faibles taux de succès scolaire et subissent l'effet de stéréotypes et des préjugés. Les problèmes sont vrais, mais ça n'a pas de sens de blâmer le multiculturalisme. Il n'y a aucune preuve que les pays qui ont adopté le multiculturalisme en Europe ont plus de problèmes que ceux qui ne l'ont pas fait. La France, qui n'a jamais exprimé de sympathie pour cette politique, a beaucoup de problèmes avec l'intégration de ses immigrés. Et en Suède, par exemple, pays  pionnier du multiculturalisme, les indicateurs montrent que l'intégration se fait mieux.

Q: Quelle est donc la cause des problèmes d'intégration des nouveaux immigrants en Europe?

R: Le facteur économique est très important. La plupart des immigrés ont de la difficulté à entrer sur le marché du travail, alors qu'aux États-Unis et au Canada, nous avons un marché de travail plus ouvert. Et même si les immigrés n'ont pas toujours un emploi à la hauteur de leurs qualifications, ils ont au moins un boulot et peuvent gravir les échelons. Dans plusieurs pays européens, les immigrés sont gardés hors du marché du travail, mais ont accès à l'État-providence. Ce n'est pas très sain. Les gens finissent par voir les immigrants comme des parasites. Ici, au Canada, ils sont vus comme des citoyens qui contribuent à l'économie.

Q: Mais la différence entre les deux continents n'est-elle pas liée au fait que le Canada choisit une immigration qualifiée alors que l'Europe accueille surtout des réfugiés, souvent sans qualification professionnelle?

R: C'est vrai qu'il est plus facile pour un immigréqualifié et qui a de l'argent de s'intégrer. Mais au Canada, tous les immigrants ne sont pas choisis pour leurs qualifications. Près de 25% de notre immigration n'est pas nécessairement qualifiée et est composée de réfugiés et des personnes bénéficiant de la réunification familiale. Les études démontrent que les immigrés les moins qualifiés au Canada réussissent bien. Notre modèle d'intégration fonctionne pour eux aussi.

Q: De récents articles du Globe and Mail remettaient néanmoins en cause le multiculturalisme, notant que les dernières vagues d'immigrants s'intègrent plus difficilement. Pensez-vous que le Canada anglais pourrait un jour tourner le dos à cette approche?

R: On parle souvent de la Révolution tranquille au Québec, mais moins de celle qu'a vécu le Canada anglais. Avant les années 60, le Canada anglais était une société très britannique, et relativement paroissiale. À partir des années 60, c'est devenu une société profondément libérale et multiculturelle. Ce qui a pris la place de la «britannité», c'est la Charte des droits et libertés et l'idée que le Canada est une société ouverte, cosmopolite. Le multiculturalisme est donc aujourd'hui partie prenante de l'identité canadienne-anglaise.

Q: L'élite québécoise a rejeté le multiculturalisme au profit de l'interculturalisme. Les deux approches sont-elles vraiment différentes?

R: Selon moi, il y a un mythe dans plusieurs milieux québécois sur le multiculturalisme. Plusieurs croient que le multiculturalisme fait la promotion de la ségrégation et invite différents groupes à vivre des vies parallèles. C'est une mauvaise interprétation. Plusieurs pensent que ce qui différencie l'interculturalisme, c'est la promotion de l'intégration et du dialogue entre diverses cultures. Mais le multiculturalisme a toujours été basé sur ces concepts aussi. Cette tentative d'opposer un multiculturalisme ségrégationniste à un multiculturalisme intégrationniste n'a aucun sens. Il est cependant trop tard pour ressusciter le concept de multiculturalisme au Québec. Mais à travers l'interculturalisme, le Québec peut mettre de l'avant des politiques qui défendent les minorités et créent une société inclusive qui respecte les différences.

Q: Et, à vos yeux, comment le Québec tire-t-il son épingle du jeu en ce moment?

R: Il est inévitable que dans un endroit comme le Québec ou la Catalogne, dans lesquels un groupe minoritaire se sent fragilisé, il y ait toujours un sentiment d'insécurité plus grand. C'est prévisible qu'il y ait plus de peur et d'angoisse dans les nations minoritaires à l'égard de l'immigration.

Q: Mais est-ce que cette insécurité est devenue trop grande au Québec?

R: Dans chaque société, il y aura toujours des individus et des organisations xénophobes ou racistes. C'est le cas autant au Canada anglais que français. Ce qui m'inquiète au Québec, notamment dans le débat québécois sur les accommodements raisonnables, c'est que les élites politiques et médiatiques ont commencé à donner de la légitimité aux éléments xénophobes.

Dans les pays européens, les leaders populistes et les partis politiques anti-immigration ont fini par disparaître, mais ont modifié le paysage politique en entier en l'amenant vers la droite. Et je vois ça au Québec aussi. L'ADQ n'a pas été capable de garder le soutien populaire à long terme grâce à une plateforme critique de l'immigration, mais le résultat est néanmoins que le Parti libéral et le Parti québécois ont eux aussi tenu un discours sur les périls potentiels de l'immigration. J'ai été très déçu de voir qu'il n'y avait pas de voix plus fortes au niveau politique pour contrecarrer ça.

Q: Après tout le débat sur les accommodements religieux et la commission Bouchard-Taylor, le gouvernement Charest a mis de l'avant la loi 94 qui interdit le port du voile intégral dans les services publics. Que pensez-vous de cette loi?

R: D'un côté, c'est modéré par rapport aux mesures draconiennes qui sont mises en place sur les mêmes questions en Europe de l'Ouest. Et peut-être que politiquement, c'était nécessaire pour freiner l'angoisse qu'avaient certains à l'égard des accommodements religieux. Mais je pense que c'est un précédent dangereux. L'idée que l'État décide de l'habillement religieux est une contrainte injustifiée aux droits humains et c'est une distraction du vrai problème. Oui, le gouvernement doit défendre le droit des filles et des femmes, peu importe leur religion et leur ethnicité, et il faut agir dans les cas de violence contre les femmes. Mais interdire un vêtement religieux ne freine rien. Et devant les cours du pays, il y a de grandes chances pour que cette loi ne tienne pas la route.