(Paris) La Cour pénale internationale (CPI) a l’intention d’ouvrir deux dossiers de crimes de guerre liés à l’invasion russe de l’Ukraine et de demander des mandats d’arrêt à l’encontre de plusieurs personnes, selon des responsables, actuels et anciens, ayant eu connaissance de la décision, mais qui n’ont pas été autorisés à s’exprimer publiquement.

Ces dossiers représentent les premières accusations internationales portées depuis le début du conflit et font suite à des mois de travail par des équipes spéciales d’enquête. Ils affirment que la Russie a enlevé des enfants et des adolescents ukrainiens et les a envoyés dans des camps de rééducation russes, et que le Kremlin a délibérément pris pour cibles des infrastructures civiles.

Le procureur général, Karim Khan, doit d’abord présenter ses accusations à un groupe de juges qui décideront si les normes juridiques sont respectées pour lancer des mandats d’arrêt ou si les enquêteurs ont besoin de plus de preuves.

Il n’a pas été précisé qui le tribunal prévoyait inculper dans chaque cas. Invité à confirmer les demandes de mandats d’arrêt, le bureau du procureur a déclaré : « Nous ne discutons pas publiquement des détails liés aux enquêtes en cours. »

Certains diplomates et experts externes ont déclaré qu’il était possible que le président de la Russie, Vladimir Poutine, soit inculpé, car la Cour ne reconnaît pas l’immunité à un chef d’État dans les affaires de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide.

Toutefois, la probabilité d’un procès reste faible, selon les experts, étant donné que la Cour ne peut entendre des affaires par contumace et qu’il est peu probable que la Russie livre ses propres fonctionnaires.

Le Kremlin a nié les accusations de crimes de guerre, mais les enquêteurs internationaux et ukrainiens ont recueilli des preuves irréfutables de toute une série d’atrocités commises depuis les premiers jours de l’invasion.

Enlèvements d’enfants

Le premier cas, selon les fonctionnaires informés, concerne l’enlèvement d’enfants ukrainiens, de tout-petits jusqu’à adolescents, qui a fait l’objet d’une large diffusion. Dans le cadre d’un programme soutenu par le Kremlin, ils ont été enlevés en Ukraine et placés dans des foyers pour devenir des citoyens russes ou envoyés dans des camps d’été pour être rééduqués, comme l’ont constaté le New York Times et des chercheurs. Certains venaient d’orphelinats ou de foyers.

Moscou n’a pas caché son programme, le présentant comme une mission humanitaire visant à protéger de la guerre les enfants ukrainiens orphelins ou abandonnés.

La commissaire russe aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, visage public du programme, a commencé à envoyer des enfants en Russie quelques semaines après le début de l’invasion, en février 2022, et est régulièrement apparue à la télévision pour promouvoir les adoptions. En mai, M. Poutine a signé un décret visant à accélérer l’accès des Ukrainiens à la citoyenneté russe.

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Le président de la Russie, Vladimir Poutine, discutant avec la commissaire russe aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, le 16 février dernier

M. Khan a publiquement fait part de son intention de poursuivre cette affaire, déclarant que les transferts illégaux d’enfants vers la Russie ou vers les régions occupées de l’Ukraine constituaient une priorité pour ses enquêteurs.

Au début du mois, il a visité un foyer pour enfants dans le sud de l’Ukraine, aujourd’hui vide, et son bureau a publié une photo de lui au milieu de lits vides.

« Les enfants ne peuvent pas être traités comme un butin de guerre », a-t-il déclaré dans un communiqué à la suite de sa visite.

Un rapport publié en février par l’Université de Yale et le programme « Conflict Observatory » du département d’État américain indique qu’au moins 6000 enfants ukrainiens sont détenus dans 43 camps en Russie, le nombre réel pouvant être plus élevé. Le Bureau national d’information du gouvernement ukrainien a déclaré qu’au début du mois de mars, le nombre d’enfants pouvait être supérieur à 16 000.

« Cette question a fait l’objet d’une grande attention et le fait de la considérer comme un crime suscitera de nombreuses réactions », a déclaré Mark Ellis, directeur général de l’Association internationale du Barreau (International Bar Association). « Il est interdit de transférer de force des civils de l’autre côté d’une frontière et, au cours d’un conflit, cela peut constituer un crime de guerre. Il peut également s’agir de crimes contre l’humanité s’il s’agit d’une politique généralisée et systématique. La déportation d’enfants peut même faire partie d’une intention génocidaire. »

Infrastructures civiles ciblées

Dans la seconde affaire, le procureur général de la CPI devrait se pencher sur les attaques incessantes de la Russie contre les infrastructures civiles, notamment l’approvisionnement en eau et les centrales électriques et gazières, qui sont éloignées des combats et ne sont pas considérées comme des cibles militaires légitimes.

PHOTO NICOLE TUNG, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Bâtiment résidentiel touché par une frappe russe, en janvier dernier, à Dnipro

Le gouvernement américain dispose de preuves qui mettent en lumière les décisions du Kremlin de cibler délibérément des infrastructures civiles vitales, et de nombreux membres de l’administration Biden seraient favorables à ce que ces preuves soient communiquées à la Cour, bien que les États-Unis n’en soient pas membres. Toutefois, le département de la Défense s’oppose à ce que ces renseignements soient communiqués, car il craint de créer un précédent susceptible d’ouvrir la voie à des poursuites judiciaires contre des Américains.

Le président Joe Biden n’a pas encore décidé d’approuver ou non la divulgation de ces informations, selon des responsables.

Il n’est pas prévu que des mandats d’arrêt soient lancés dans l’immédiat à l’encontre des suspects dans les deux affaires.

Dans le passé, les juges de la Cour pénale internationale ont pris plusieurs mois pour examiner les accusations avant de lancer des mandats d’arrêt ou des citations à comparaître. Mais la dévastation de l’Ukraine a mis la Cour sous pression pour qu’elle agisse rapidement.

Plus de 40 États parties de la Cour ont demandé son intervention. L’Ukraine elle-même n’est pas un membre officiel, mais elle a accordé à la Cour la compétence sur son territoire.

D’autres enquêtes en cours

Le gouvernement ukrainien organise actuellement ses propres procès pour crimes de guerre, et une multitude d’autres organismes internationaux enquêtent également.

Mais la question de savoir si des causes contre la Russie aboutiront un jour dans une salle d’audience plane au-dessus de ces enquêtes.

Ces dernières semaines, un groupe de gouvernements et d’organisations internationales a intensifié les discussions sur la nécessité de créer une cour internationale distincte ayant le pouvoir de poursuivre la Russie pour le crime d’agression, sur lequel la CPI n’est pas compétente. La Cour ne peut tenir des individus, même des dirigeants, responsables que de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide dans ce cas.

Mais les partisans d’une nouvelle cour font valoir que l’agression est le crime suprême dont découlent tous les autres. Elle est efficace parce qu’elle s’adresse le plus directement aux dirigeants politiques ou militaires qui décident de faire la guerre.

Néanmoins, les gouvernements occidentaux estiment que la CPI a un rôle à jouer et qu’elle doit agir. Le lancement d’un mandat d’arrêt, même s’il n’est pas exécuté, est symboliquement important, car il peut faire de quelqu’un un paria, puisque ces accusations ne disparaissent pas, selon les experts juridiques.

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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