Dans la banlieue sud de Beyrouth, le quartier à majorité chiite, fief du Hezbollah, la tension est montée d’un cran depuis l’assassinat du numéro 2 du Hamas en plein cœur du quartier.

Place Achoura, c’est une scène surréaliste qui attend les spectateurs non avertis. En plein cœur du quartier Haret Hreik, dans la banlieue sud de Beyrouth, en ce début de soirée pluvieux, une bande d’acteurs répète sa dernière pièce de théâtre. La frontière revisite la bataille de Boukamal, célèbre victoire des forces loyalistes syriennes de Bachar al-Assad avec l’appui du Hezbollah contre le groupe État islamique en 2017. Dans un espace immense, réparti entre quatre tentes, quatre groupes de spectateurs, à qui on a préalablement distribué un foulard palestinien, assistent à des scènes différentes de l’intrigue principale, jouées simultanément, avant de se retrouver ensemble pour l’épilogue.

« L’un des principaux défis, c’était que le bruit des tirs et des explosions qui ont lieu sur certains plateaux ne dérange pas les groupes de spectateurs qui assistent à d’autres scènes au même moment », explique Aya Baghdadi, jeune actrice de la pièce, en circulant de plateau en plateau dans cet espace labyrinthique. Les metteurs en scène ont mis les grands moyens : ici, un hôpital militaire a été mis en place, dans une autre salle c’est carrément un champ de bataille qui a été reconstitué avec véhicules militaires, barbelés, sacs de sable et mortiers factices. Au menu, amour, héroïsme et testostérone.

  • Un des décors de la pièce de théâtre La Frontière.

    HUGO LAUTISSIER, COLLABORATION SPÉCIALE

    Un des décors de la pièce de théâtre La Frontière.

  • Un des décors de la pièce de théâtre La Frontière.

    PHOTO HUGO LAUTISSIER, COLLABORATION SPÉCIALE

    Un des décors de la pièce de théâtre La Frontière.

  • Une actrice de la pièce de théâtre La Frontière lors d'une répétition.

    PHOTO HUGO LAUTISSIER, COLLABORATION SPÉCIALE

    Une actrice de la pièce de théâtre La Frontière lors d'une répétition.

  • La Frontière se veut un hommage au commandant iranien Kassem Soleimani, artisan de la victoire de Boukamal et tué en 2020.

    PHOTO HUGO LAUTISSIER, COLLABORATION SPÉCIALE

    La Frontière se veut un hommage au commandant iranien Kassem Soleimani, artisan de la victoire de Boukamal et tué en 2020.

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Alors que le sud du pays est en guerre ouverte avec le voisin israélien, et qu’un bombardement quelques semaines plus tôt a tué le numéro 2 du Hamas, Saleh al-Arouri, en plein cœur du quartier, la situation a quelque chose d’absurde.

« Il y a un front au Liban du Sud, on considère que cette pièce de théâtre, c’est notre ligne de front à nous. On fait la guerre à notre manière. Nous avons les nôtres qui se battent pour nous protéger à la frontière, c’est une façon de rendre hommage à leur combat, sans armes », justifie Aya Baghdadi, qui étudie à l’Université libanaise.

Ce pays n’est pas en sécurité parce qu’on a un voisin qui veut nous envahir. Sans le Hezbollah, nous ne serions pas ici aujourd’hui et vous non plus.

Aya Baghdadi, étudiante à l’Université libanaise

Dans cette pièce tout à la gloire du Hezbollah et conçue comme un hommage au commandant iranien Kassem Soleimani, artisan de la victoire de Boukamal et tué en 2020 par une frappe américaine, la presse est la bienvenue. C’est loin d’être acquis en temps normal.

Le Hezbollah « sur les dents »

« Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Qui vous a donné l’autorisation de poser des questions ? »

À la sortie d’un café de Dahiya, dans lequel le dernier discours du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, est retransmis, un membre du parti de Dieu, sorti du nulle part, s’interpose avec assurance avant de passer quelques coups de fil et de procéder à un contrôle d’identité. Les journalistes ne sont pas les bienvenus à Dahiya en ce moment. « C’est clair que le Hezbollah est sur les dents, surtout depuis l’attaque du 2 janvier, confie un journaliste local, qui habite le quartier. Le fait qu’Israël ait pu atteindre le numéro 2 du Hamas en plein milieu d’un quartier contrôlé par le Hezbollah, ça pose des questions sur la présence d’espions au sein même de Dahiya. »

Dans le quartier, cette première attaque en dehors du Liban du Sud depuis le début de la guerre, le 7 octobre dernier, ravive quelques fantômes. En 2006, lors du dernier affrontement avec Israël, le voisin hébreu avait lancé une attaque aérienne de grande ampleur sur le quartier chiite, provoquant d’importantes destructions. En tout, 182 immeubles avaient été réduits en poussière et 192 touchés à des degrés variables.

L’attaque du quartier a même donné naissance à une doctrine non officielle dans les rangs de l’armée israélienne : la « doctrine Dahiya », qui théorise l’usage de la force disproportionnée dans le but de dissuader l’ennemi de lancer de futures attaques.

Ali, 30 ans, a vécu presque toute sa vie dans le quartier. En 2006, quand les bombardements ont commencé, il a trouvé refuge chez un oncle dans une autre région de Beyrouth. « Même de chez lui, on entendait les bombardements », se souvient le jeune homme, consultant dans le secteur de la santé. Quand les combats ont commencé au Liban du Sud, au lendemain du 7 octobre, il a machinalement fait le tour de ses amis dans les quartiers réputés sûrs de Beyrouth, pour voir s’ils pouvaient l’accueillir si la situation venait à empirer. « Finalement, on est resté. Après tout, ce ne sont pas des intérêts du Liban ou du Hezbollah qui ont été touchés, mais ceux du Hamas », relativise Ali.

« Après avoir écouté les différents discours de Nasrallah, les gens n’ont plus vraiment peur d’une guerre de grande ampleur. Ce qui se passe au Liban du Sud, c’est plus une partie d’échecs… », ajoute Ali, qui ne porte pas le parti de Dieu dans son cœur et qui s’est même présenté contre eux, dans son village natal du Liban du Sud, lors des élections législatives de 2019. « Pour moi, ils sont en perte de vitesse. Ils ont perdu le soutien des milieux éduqués et concentrent leur discours sur les gens des classes populaires, qui continuent à les suivre aveuglément. »

À l’image du Liban, Dahiya est une constellation d’opinions parfois antinomiques qui cohabitent. On y trouve des gens prêts à mourir en martyr pour le parti de Dieu, des soutiens modérés, et des fervents opposants qui voient dans cette milice, plus puissante que l’armée, l’une des explications de l’incapacité du Liban à fonctionner en tant qu’État souverain.

Le parti entrave toujours l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth ainsi que celle sur l’assassinat de l’intellectuel et grand adversaire du Hezbollah Lokman Slim, dont le corps criblé de balles a été trouvé au bord d’une route du Liban du Sud, le 4 février 2021.

Farah se range du côté des opposants au parti de Dieu, même si elle considère qu’ils sont le seul rempart contre Israël. Quand les affrontements ont commencé, dans le Liban du Sud, cette jeune femme voilée, qui soutient la cause palestinienne, a d’abord été déçue : « J’attendais plus d’implication du Hezbollah, à la hauteur de ce qui se passe à Gaza. Mais après quelques jours, j’ai réalisé que le risque d’engrenage était trop dangereux pour le Liban », explique-t-elle.

« C’est une guerre pour sauver le Liban, pas juste les Palestiniens. Toutes les guerres de la région ont des conséquences chez nous, d’une façon ou d’une autre. Avec la guerre à Gaza, c’est notre avenir ici qui se joue. Une fois de plus. »