Après cinq ans d'une attente interminable, Julie Kahambwe a enfin été réunie avec les trois enfants qu'elle avait dû laisser derrière elle, au Congo. Son cas est loin d'être unique. L'ambassade du Canada à Nairobi, qui dessert 18 pays, traite le quart des 6000 demandes de réunification actuellement en attente. Ottawa a promis de nouvelles ressources. Mais devant l'augmentation du temps d'attente, des intervenants du milieu restent sceptiques.

Cinq ans. C'est le temps que la Montréalaise d'origine congolaise Julie Kahambwe aura passé sans voir trois de ses cinq enfants.

 

Au moment de fuir Kinshasa, où sa vie était en danger, la jeune femme avait réussi à emmener avec elle ses deux plus jeunes garçons. Mais elle a dû laisser dans la capitale congolaise son fils aîné, Yannick, qui était alors âgé de 12 ans, son unique fille, Sabrina, âgée de 10 ans, et Cédric, un gamin de 8 ans.

Il y a deux semaines, Julie a vu émerger trois grands ados à la porte des arrivées de l'aéroport Trudeau. «J'ai ressenti une joie terrible, c'était comme si je venais d'accoucher une nouvelle fois!» dit-elle avec émotion.

La jeune femme avait entrepris les démarches pour réunir sa famille dès le jour où elle a obtenu le statut de réfugiée au Canada. Mais ses efforts se sont englués dans la bureaucratie de l'ambassade du Canada à Nairobi - un important bureau qui dessert 18 pays d'Afrique, parmi ceux d'où proviennent le plus de réfugiés politiques.

Le jour de notre première rencontre, en novembre, Julie a réussi à joindre ses enfants au téléphone. «Pourquoi nous as-tu abandonnés?» sanglotaient-ils bout du fil.

Peu après la publication de notre article sur son insupportable attente, les choses se sont mises à bouger. L'avocat Julius Grey a accepté d'aider gratuitement Julie. Le Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) est intervenu lui aussi, multipliant les coups de fil pour secouer la machine anonyme de l'immigration.

Dossiers perdus

En décembre, Julie a appris que les dossiers de Yannick et de Sabrina s'étaient perdus dans les dédales administratifs du bureau canadien de Nairobi. Il a fallu tout recommencer à zéro. Et elle a aussi dû payer 1000$ pour obtenir de nouveaux passeports congolais pour ses enfants - les anciens étaient devenus invalides, à cause de tous les délais.

Finalement, un après-midi de mars, Julie s'est retrouvée à l'aéroport de Montréal, avec son mari, Jean-Pierre, ses deux fils cadets et trois manteaux d'hiver dans les bras.

Julie n'a pas de mots pour décrire son soulagement: elle peut maintenant vraiment commencer sa nouvelle vie.

Comme tous les ados, ses enfants sont plus laconiques. «J'avais l'impression que j'allais me réveiller d'un rêve», dit Cédric quand on lui demande de raconter son arrivée à Montréal.

La vie à Kinshasa n'était pas facile. Un jour, des hommes en uniforme sont entrés dans leur maison. Cédric a eu peur et s'est enfui par la fenêtre. En tombant, il s'est cassé le bras. Au lieu de l'emmener chez le médecin, l'amie qui hébergeait les enfants de Julie a consulté un guérisseur qui a appliqué des feuilles de bananier sur la blessure. Le bras de Cédric est encore tordu et il devra subir une opération pour réparer sa fracture mal soudée.

Pendant ces cinq années, c'est Yannick, le plus vieux, qui a hérité de la tâche de s'occuper de son frère et de sa soeur. «J'ai dû responsabiliser le petit», dit-il. Dans leur quartier de Kinshasa, tous savaient que les trois jeunes vivaient sans leurs parents. Ça les rendait très vulnérables.

Et puis il y a Sabrina, qui fait des crises dont on ne comprend pas bien la nature. Depuis son arrivée à Montréal, elle est suivie par un neurologue. «J'étais malade et ma mère n'était pas près de moi», dit-elle, résumant ces cinq années d'absence.

L'histoire de Julie Kahambwe finit bien. La jeune femme terminera bientôt son stage d'infirmière. En juin, la famille déménagera dans un appartement plus grand. Les années de séparation ne seront bientôt plus qu'un mauvais souvenir.

Mais ce dénouement heureux n'a été possible que parce que la médiatisation de cette histoire a agi comme un formidable catalyseur sur le traitement du dossier de Julie. Si son cas n'avait pas été rendu public, si un avocat connu et une organisation dévouée n'avaient pas fait des pieds et des mains pour «pousser» sur la machine de l'immigration, Julie Kahambwe serait encore en train de s'inquiéter pour sa fille en proie à un mal mystérieux, pour son fils dont le bras a été mal soigné.

L'automne dernier, La Presse avait aussi relaté l'histoire d'une autre famille de réfugiés congolais, celle de Chantal Mbu, qui attendait depuis plus de quatre ans d'être réunie avec ses six enfants. En janvier, les six enfants sont arrivés à Montréal. «Ça a été terrible de grandir loin de nos parents», confie l'un d'entre eux, Gloire, qui doit entrer à l'université l'automne prochain.

Délais plus longs

Ces cas sont loin d'être exceptionnels. Selon un rapport publié l'automne dernier par le CCR, les services canadiens de l'immigration à Nairobi traînent lamentablement les pieds dans le traitement des dossiers de réunification familiale. Les délais y sont plus longs que dans tous les autres bureaux étrangers.

Or, le bureau de Nairobi traite le quart des 6000 demandes de réunification familiale actuellement en attente.

Le ministre de l'Immigration, Jason Kenney, compte-t-il régler les problèmes chroniques des services de l'immigration à Nairobi? Dans un courriel, l'attachée de presse du ministre écrit que celui-ci «est conscient des problèmes soulevés par le CCR» et qu'il travaille activement à «réduire les délais de traitement des dossiers».

Le Ministère avait promis de répondre en décembre au rapport du CCR. Il ne l'a finalement fait que la semaine dernière, après que La Presse lui eut acheminé des questions à ce sujet.

Dans sa lettre, Ottawa promet d'allouer de nouvelles ressources au bureau de Nairobi et d'apporter des changements organisationnels. Janet Dench, directrice du CCR, se réjouit que le problème soit enfin reconnu. Mais elle trouve que les engagements demeurent encore bien trop vagues.

«La situation au bureau de Nairobi est terrible», déplore Mme Dench. Et elle cite les plus récentes statistiques du Ministère, selon lesquelles les délais d'attente pour les dossiers de réunification familiale ont augmenté au cours de la dernière année (voir tableau).

Résultat: des centaines d'autres familles vivent la même interminable attente que celle qu'ont connue Julie Kahambwe et Chantal Mbu. Prenez le cas de cette femme originaire de l'Érythrée qui a obtenu l'asile politique au Canada en 2007.

Son mari, son fils et sa fille sont restés dans son pays. Selon les dernières informations en provenance de Nairobi, cette femme ne retrouvera pas sa famille avant... 2012. Et encore, si tout va bien. Cinq ans d'une attente absurde, génératrice de souffrance inutile, et qui compromet la santé physique et mentale d'une famille de futurs Canadiens.

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Le bureau de Nairobi :

18 PAYS

L'ambassade du Canada à Nairobi dessert 18 pays, dont plusieurs sont de grands «producteurs» de réfugiés, tels la République démocratique du Congo, le Burundi, l'Ouganda, le Rwanda et la Somalie.

DÉLAI DE PLUS DE 27 MOIS

Durant la période du 1er octobre 2008 au 30 septembre 2009, la moitié des demandes de réunification familiale traitées au bureau de Nairobi exigeaient un délai de plus de 27 mois. C'est le pire temps d'attente de tous les bureaux de l'immigration canadienne à l'étranger. Ce délai était de 16 mois pour l'ensemble des bureaux.

23 MOIS

Durant la période se terminant le 30 juin 2009, la moitié des demandes de réunification familiale exigeaient 23 mois à Nairobi, et 14 mois dans l'ensemble des bureaux.