L'apartheid a peut-être entamé sa chute il y a 20 ans, les cicatrices qu'il a laissées sur l'Afrique du Sud sont encore légion aujourd'hui. Y compris pour les Afrikaners. Très nombreux dans le gouvernement ségrégationniste d'antan, ces descendants des Boers peinent aujourd'hui à se débarrasser de l'étiquette qui leur colle à la peau.

Coucher de soleil dans les collines de Johannesburg. Sur la terrasse de chez Zietsies, une auberge très design, les clients sirotent un verre en bavardant. Un 5 à 7 bien ordinaire, à un détail près. Alors que dans la métropole sud-africaine, les Noirs sont largement majoritaires, ici, il n'y a que des Blancs.

Repaire des nostalgiques de la période de l'apartheid? Loin de là. Propriété d'une actrice afrikaner bien connue, Elzabe Zietsman, Zietsies est plutôt le lieu de rencontre de la communauté gaie afrikaner de Johannesburg.

Autour des tables, des couples de lesbiennes se tiennent ouvertement par la main.

On parle des dernières initiatives mises en place pour combattre la violence contre les enfants. Ou encore des efforts de la propriétaire qui a amassé des milliers de rands pour s'assurer que son petit voisin, un jeune Noir d'une famille sans le sou, pourra développer son talent musical prodigieux dans une école de musique.

Ici, on se moque des Afrikaners d'extrême droite liée à l'ultranationaliste Eugène Terreblanche, qui, 20 ans après la libération de Mandela et la chute du gouvernement ségrégationniste, réclament l'établissement d'un pays pour les Afrikaners et utilisent une croix gammée modifiée comme emblème. «Des fous furieux», dit Melanie Smut (nom fictif), en lançant un regard complice à sa copine.

Sujet délicat

Malgré leur allergie aux nationalistes ethniques, les convives du Zietsies ne sont pas moins fiers d'appartenir à la communauté afrikaner. Forte de quelque 2,7 millions d'âmes aujourd'hui, elle forme la grande majorité des quelque 4,3 millions de Blancs sud-africains. Leurs ancêtres, tantôt néerlandais, allemands ou français, se sont installés en Afrique du Sud il y a plus de 300 ans. Au menu du souper, servi avant un spectacle de cabaret, on trouve le babotie, le plat national afrikaner composé de viande hachée, d'oeufs et de raisins.

La grande majorité des convives conversent entre eux en afrikaans, une langue créole issue du mélange entre le néerlandais, l'allemand, l'anglais et les langues africaines. «C'est une des langues créoles les plus dynamiques au monde, explique dans un français parfait une linguiste afrikaner qui fait partie des convives. Nous sommes peut-être d'ailleurs plus avancés dans la protection de notre langue que les Québécois», assure-t-elle.

Revendiquer sa fierté d'être afrikaner n'est cependant pas chose facile. «Aux yeux de beaucoup de Sud-Africains, nous sommes suspects. Je n'avais pas 20 ans lors des premières élections libres de 1994, qui ont marqué la fin de l'apartheid, et on me regarde encore comme si j'avais moi-même affiché des pancartes «pour Blancs seulement» dans les lieux publics de la ville», a dit à La Presse une artiste dans la trentaine qui préférait garder l'anonymat. Le sujet est toujours sensible dans une Afrique du Sud où les lois racistes ont disparu, mais où les disparités économiques entre les divers groupes raciaux sont plus marquées aujourd'hui que jamais.

«C'était pratique d'être apolitique...»

Pendant son séjour de deux semaines là-bas, La Presse a rencontré bien peu d'Afrikaners qui voulaient parler de leur position politique ou celle de leurs parents pendant l'apartheid. «Tout le monde vous dira qu'il faisait partie de la résistance, mais c'est faux. Résister pour un Afrikaner, ça voulait dire s'exiler ou vivre dans la clandestinité. Beaucoup d'entre nous ont choisi la voie de la moindre résistance. C'était bien pratique d'être apolitique, note une journaliste qui assiste au souper spectacle. Aujourd'hui, on vit avec les conséquences de tout ça.»

Inquiets du sort qui leur serait réservé dans la nouvelle Afrique du Sud, des centaines de milliers d'Afrikaners ont d'ailleurs fui le pays. Au Canada, ils sont quelques dizaines de milliers à vivre dans l'ouest du pays. En Australie et en Nouvelle-Zélande, ils sont encore plus nombreux.

«La frange la plus raciste des Afrikaners a quitté le pays. Ils sont partis avec leur argent. En Afrique du Sud, il reste toujours une suspicion à l'égard de ceux qui restent. Plusieurs s'interrogent sur les liens qu'ils ont gardés avec ceux qui vivent à l'extérieur du pays», explique Aziz Fall, membre du Groupe de recherche et d'initiative pour la libération de l'Afrique (GRILA). Cette suspicion généralisée, même les clients de chez Zietsies ont de la difficulté à l'ignorer.