Alors que tous les yeux des amateurs de soccer se braquent sur l'Afrique du Sud, en Afrique du Nord, un pays entier retient son souffle. En Algérie, la Coupe du monde de soccer est bien plus qu'une compétition sportive, c'est aussi une immense thérapie collective.

Faire la fête. Omar Zaddem, même s'il n'est âgé que de 24 ans, ne pensait plus en être capable depuis qu'il a été témoin des pires horreurs de la guerre civile qui a secoué son pays. Mais le jour où l'équipe nationale algérienne s'est qualifiée pour la Coupe du monde de soccer, le noir qui embrouillait ses pensées a soudainement fait place au vert.

 

Vert, c'est la couleur du maillot et du chapeau qu'il porte. Le vert du drapeau algérien et de l'équipe de soccer à laquelle il voue un culte. Au figuré, c'est aussi la couleur de l'espoir qui l'anime depuis peu.

«En nous qualifiant pour la Coupe du monde pour la première fois en 24 ans, les Verts ont réussi à nous redonner notre fierté en tant que peuple. À rendre l'Algérie moins invisible aux yeux du monde», dit le mince jeune homme, tout en vendant un paquet de cigarettes à deux adolescents entrés dans son échoppe.

Dans ce petit commerce ouvert le mois dernier, il vend aussi des foulards, des porte-clés et des stylos aux couleurs de l'équipe algérienne. Ainsi que des photos de ses idoles: les footballeurs Antar Yahia et Karim Ziani. «Ils ont aidé à refaire l'unité nationale», ajoute-t-il, enthousiaste.

Les fantômes de Bentalha

Dans sa bouche, ces mots sont loin d'être anodins. Son père, sa mère et ses deux soeurs ont été égorgés devant ses yeux en novembre 1996. Il n'avait que 11 ans. Les islamistes extrémistes qui ont décimé sa famille l'ont aussi attaché à une chaise avec un fil de fer, mais ils n'ont pas eu le temps de l'exécuter. Les forces de l'ordre sont arrivées juste avant.

L'assassin de sa famille a été tué le surlendemain, mais moins d'un an plus tard, son cauchemar recommençait. La bourgade en banlieue d'Alger qu'il habite depuis qu'il est tout petit, Bentalha, a été le théâtre d'un des pires massacres de la décennie noire algérienne, qui a débuté après que l'armée eut refusé en 1992 de laisser le Front islamique du salut prendre les rênes du gouvernement, malgré sa victoire électorale.

En quelques heures, le 22 septembre 1997, plus de 500 habitants de Bentalha ont été décapités, démembrés, violés par une horde d'hommes armés. Omar Zaddem et le seul frère qu'il lui reste, Mohammed, ont trouvé refuge sur un toit ce jour-là.

Il y a 10 ans, pour mettre fin au conflit civil qui a tué environ 200 000 Algériens, le président Abdelaziz Bouteflika a lancé un processus de réconciliation et amnistié les responsables des violences, qu'ils soient des forces de l'ordre ou des groupes islamistes. Cette entente, décriée par plusieurs, dont les Zaddem, a sonné la fin des pires tueries, bien qu'aujourd'hui encore, les confrontations entre les forces de l'ordre et des extrémistes armés perdurent, quoique sporadiques.

«Il y a plein d'anciens terroristes repentis qui vivent dans notre rue. Il faut les éviter, mais c'est impossible de pardonner», dit le frère aîné, Mohammed Zaddem.

Comme son jeune frère, cependant, ce dernier croit que la Coupe du monde est en train de donner un nouveau souffle aux rues poussiéreuses de Bentalha et, du coup, à l'Algérie tout entière. «Notre participation à la Coupe du monde, c'est la première bonne nouvelle que nous recevons en 20 ans! Le soccer, c'est une des rares choses qui nous unissent», note-t-il.

Alger en fête

Quand l'Algérie a réussi à se qualifier grâce à un match décisif contre son pire rival sportif, l'Égypte, Bentalha, qui a longtemps été une ville-fantôme, a explosé de joie. «Pour une des premières fois depuis ce que nous avons vécu, nous sommes sortis dans les rues de la ville avec nos femmes, nos enfants de manière spontanée», relate Mohammed Zaddem en faisant sauter son fils de 18 mois sur sa hanche.

Ce même enthousiasme est palpable au centre-ville d'Alger, où les murs sont tapissés de photos des vedettes de soccer et de graffiti reprenant le slogan de leurs fans: «One, two, three, viva l'Algérie!» Les journaux de la capitale ne parlent que de la manifestation sportive. Les examens de fin d'année ont été devancés pour que les élèves puissent assister à toutes les parties.

Pour leur part, les cafés du centre-ville de la ville blanche se préparent à recevoir d'immenses foules demain, jour du premier match de l'équipe algérienne au Mondial. Ce jour-là, ceux qu'on appelle aussi les Fennecs (renards des sables) affronteront la Slovénie.

«On a dû fermer la terrasse depuis qu'il y a eu un attentat devant le restaurant il y a quelques années. Les fêtes de rue, ça nous a manqué», dit un des serveurs de la Brasserie des Facultés, Elias Kassori, qui fêtera ses 31 ans le jour du match tant attendu.

Le retour du nationalisme

L'enthousiasme est tel que nombre de personnes rencontrées n'hésitent pas à comparer la participation du pays à la Coupe du monde à la liesse qui s'est emparée de l'Algérie après l'accession à l'indépendance en 1962.

«C'est peut-être un peu exagéré comme comparaison, commente le journaliste et éditeur Amine Esseghir. On peut dire cependant que cette équipe a fait plus que le pouvoir politique pour le pays en nous redonnant un sentiment d'appartenance après deux décennies d'échecs. Et ça a été fait par une équipe composée de fils d'émigrants.» Hormis trois joueurs, tous les membres de l'équipe algérienne sont nés ou ont grandi en Europe.

Ces Algériens de la diaspora ont aussi réussi à mettre du baume sur les plaies encore ouvertes d'Omar Zaddem. «La Coupe du monde, on n'a que ça qui nous permette de penser à autre chose qu'à nos fantômes», conclut le jeune homme, en priant Allah pour que son équipe fasse bonne figure au grand jamboree mondial du soccer.