Les gens de Sharpeville disent que leur township explose tous les 25 ans.

La première fois, c'était en 1960. Le 21 mars, les habitants s'étaient regroupés autour du poste de police pour protester contre les laissez-passer que les Noirs devaient fournir sur demande. Les policiers avaient ouvert le feu, tuant 69 manifestants.

Ce massacre avait marqué un tournant dans l'histoire de l'Afrique du Sud. Il avait été l'élément déclencheur de décennies de lutte armée contre le régime de l'apartheid.

La deuxième fois, c'était en 1984. À nouveau, les habitants avaient manifesté, cette fois contre l'augmentation des loyers imposée par le gouvernement de l'apartheid, propriétaire des maisons des Noirs. Six personnes avaient été arrêtées et condamnées à mort. Grâce aux pressions internationales, elles avaient échappé de justesse à l'échafaud.

Vingt-cinq ans plus tard, Sharpeville explose une fois de plus. En février, des centaines de personnes sont descendues dans les rues. Elles ont brûlé des pneus, cassé des vitrines, incendié des voitures. Les policiers ont riposté avec des balles de caoutchouc. Et le spectre des années de plomb est revenu hanter le township. «Le plus effrayant, c'était après. Les gens n'avaient même plus le droit de se regrouper. C'était comme un retour dans le temps», raconte Tsoana Nhlapo, de l'organisme Sharpeville First. Cette fois, pourtant, la colère du township n'était pas dirigée contre le régime de l'apartheid, mais bien contre le gouvernement démocratique du Congrès national africain (ANC), au pouvoir depuis 1994.

À l'époque, le parti de Nelson Mandela avait promis «une vie meilleure pour tous». À Sharpeville, les gens attendent toujours. «Seize ans après l'avènement de la démocratie, rien n'a changé, déplore Mme Nhlapo. Les gens en ont assez. Sharpeville ne s'améliore pas. Nous avons les mêmes petites maisons, les mêmes rues délabrées qu'avant. Le taux de chômage est énorme, et on n'a pas de bons services publics.

La nation arc-en-ciel dont on parle tant, c'est seulement pour les banlieues de la classe moyenne. Pas pour les townships.» Ici, la révolution politique de 1994 n'a pas été accompagnée d'une révolution économique. Et la colère ne gronde pas qu'à Sharpeville. Depuis un an, des centaines de manifestations, parfois violentes, ont éclaté dans les townships noirs et pauvres dans tout le pays. Excédés, les habitants réclament des logements décents et des services de base, comme l'électricité, le téléphone et l'eau courante. Et pourtant, l'Afrique du Sud a fait des pas de géant depuis 15 ans. Les trois quarts des familles vivent désormais dans de «vraies» maisons, comparativement aux deux tiers en 1996; la grande majorité des foyers ont accès à l'eau courante (89%) et à l'électricité (83%), un bond impressionnant depuis 1994, où seulement 62% des foyers avaient accès à l'eau courante et 51% à l'électricité, selon l'Institut des relations raciales de l'Afrique du Sud.

L'ancien paria international est devenu un leader en Afrique, doté d'institutions fortes, d'une presse libre et d'une Constitution solide. Mieux, il est devenu un médiateur dans les conflits sanglants qui touchent trop souvent le continent. Et la Coupe du monde qui bat son plein a fait souffler un vent d'optimisme contagieux dans tout le pays. Il reste que l'Afrique du Sud panse toujours les plaies de l'apartheid. Les inégalités sociales demeurent énormes et très visibles. La moitié de la population vit dans la pauvreté.

Plus d'un million de familles s'entassent encore dans les taudis des bidonvilles. «Ce qui a changé depuis environ un an, c'est que les Noirs ont perdu patience, dit le politologue William Gumede. Ils veulent maintenant recueillir les dividendes économiques de la fin de l'apartheid et de l'avènement de la démocratie. Ils disent: nous avons attendu assez longtemps.» Cette impatience face au rythme des changements explique la popularité de Julius Malema, controversé président de la Ligue des jeunes de l'ANC. Fort en gueule et démagogue, M. Malema s'est fait réprimander par son parti, le mois dernier, pour avoir scandé «Kill the Boers», une chanson de la lutte antiapartheid.

Il fait peur à beaucoup de Sud-Africains -à commencer par les Blancs, qui frémissent à l'idée de le voir un jour prendre la tête du pays. Mais il touche aussi à une corde sensible. Il est le seul à donner une voix aux millions de Noirs pauvres qui se sentent trahis par la promesse d'une démocratie multiraciale. M. Gumede n'est pas très optimiste pour la suite des choses. «La Coupe du monde a gelé les manifestations pour un temps, mais je pense qu'après le tournoi, l'Afrique du Sud vivra une période très difficile. Tôt ou tard, la colère va exploser de nouveau dans les rues.»

Mme Nhlapo est du même avis. «À Sharpeville, les gens sont amers d'avoir été mis de côté depuis si longtemps. Ils reviendront hanter les autorités.» Et cette fois, ils n'attendront pas 25 ans.