Les médias du monde arabe font état presque chaque jour de nouvelles tentatives d'immolation par le feu, illustration du désespoir que ressentent nombre de citoyens d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

Mercredi, en Algérie, un vendeur à la sauvette de 37 ans, père de 6 enfants, a voulu s'enlever la vie de cette manière après une altercation avec un policier. C'est le huitième cas recensé dans le pays en une semaine. Il y en a eu aussi en Mauritanie et en Égypte.

Le phénomène alimente les interrogations de nombre d'analystes au lendemain de la chute du régime tunisien.

Karim Prakzad, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques de Paris, relève qu'on n'a jamais vu une telle vague de tentatives de suicide dans le monde arabe: «Les moines bouddhistes s'immolaient par le feu pendant la guerre du Vietnam. On a aussi vu beaucoup de femmes faire la même chose en Afghanistan. Mais rien de tel dans les pays arabes.»

L'interdit absolu qui frappe le suicide dans l'islam renforce encore la symbolique des tentatives des dernières semaines, note M. Prakzad, qui lie directement ces actes à la révolution tunisienne. Il insiste cependant sur le fait qu'il est impossible de savoir exactement ce qui se passait dans la tête des personnes concernées.

Les manifestations qui ont précipité la chute de Zine el-Abidine Ben Ali ont gagné en intensité après qu'un marchand tunisien de 27 ans, Mohamed Bouazizi, se fut immolé par le feu pour protester contre le harcèlement policier dont il était l'objet.

«Les événements là-bas ont révélé les souffrances d'une grande partie de la population des autres pays arabes en raison de l'exclusion économique, politique et sociale», souligne M. Prakzad.

Dans le quotidien algérien El Watan, une psychologue, Nacéra Sadou, souligne que l'immolation par le feu doit être vue comme une tentative «de se réapproprier le droit d'apparaître, une façon d'exister, de dire «je suis là»» dans une société muselée. L'autodestruction devient la seule manière de «s'exprimer puisque l'accès à la parole est impossible», dit-elle.

Dans la même veine, le président du mouvement citoyen tunisien Byrsa, Selim Ben Hassen, a expliqué la semaine dernière que l'immolation constitue un désaveu ultime du gouvernement: «La personne qui se suicide dit qu'elle ne croit même plus à la capacité des dirigeants de l'aider.»

Un désaveu extrêmement puissant politiquement et difficile à contrer, au dire de Rodger Baker, du centre de recherche privé américain Stratfor. «L'immolation renvoie intrinsèquement à l'idée du martyre. Elle signifie que l'on est prêt à s'infliger de grandes douleurs pour les autres ou pour la cause», souligne-t-il.

Dans un long article publié par Foreign Policy, un chercheur américain rattaché à l'Université de l'Alabama, Adam Lankford, dit qu'il ne faut pas prêter trop rapidement d'intentions politiques précises aux personnes qui ont tenté de s'immoler. Plusieurs d'entre elles, souligne-t-il, n'ont laissé aucun document ou message pour préciser le sens de leur geste. Or, ils l'auraient certainement fait s'ils avaient visé à organiser sciemment une «protestation politique».

Bien que ces actes puissent revêtir après coup une portée symbolique importante, ils peuvent être d'abord et avant tout le reflet de prédispositions suicidaires, selon lui.

Les liens entre politique et suicide demeurent quand même significatifs, dit-il. «Un gouvernement est au moins partiellement responsable de la santé psychologique de sa population. Quand les citoyens perdent foi dans leurs dirigeants, dans le caractère juste et équitable du système, dans leur capacité de surmonter l'adversité, ils perdent espoir, et le désespoir est l'une des causes de suicide les plus fréquentes.»