C'est une histoire d'horreur qui se passe à l'autre bout du monde. Une histoire de viols, de pillages et de massacres qui incrimine une société minière dont l'un des principaux bureaux se trouve à Montréal. Depuis plus de six ans, des habitants de Kilwa, en République démocratique du Congo, se battent pour obtenir justice. En s'adressant à un tribunal québécois, ils jouent leur dernière carte. Et pour la première fois, ils ont bon espoir d'être entendus.

Pour Adèle Faray Mwayuma, la mort est arrivée un matin d'octobre dans les camions blancs d'Anvil Mining, une société minière dont l'un des principaux bureaux se trouve au 20e étage de la Place Ville-Marie, à Montréal.

Le souvenir hante «maman Adèle», comme tout le monde l'appelle à Kilwa, petite ville assise sur des tonnes de cuivre, dans le sud de la République démocratique du Congo (RDC).

Il était 6h30, le 15 octobre 2004, quand les camions de la société minière sont entrés dans la ville. Remplis de soldats venus mater les rebelles qui avaient entrepris la veille de «libérer» Kilwa.

Les 48 000 habitants de cette ville coupée du reste du monde ont vite compris qu'ils avaient plus à craindre des soldats que de cette petite bande de révolutionnaires naïfs et mal équipés.

Les militaires congolais ne se sont pas contentés d'écraser la révolte. Menés par Ilunga Ademar, colonel réputé pour sa brutalité, ils ont commis viols, pillages et massacres en deux jours de pure terreur.

Tout cela avec la complicité d'Anvil Mining, selon des habitants de Kilwa, qui luttent pour obtenir justice depuis plus de six ans.

En s'adressant à un tribunal québécois, ils jouent leur dernière carte. Et pour la première fois, ils ont bon espoir d'être entendus.



Opération de nettoyage

Ce matin d'octobre, les combats entre soldats et rebelles ont duré moins de deux heures. Mais le pire était à venir: une opération de recherche des insurgés, maison par maison, qui s'est étirée jusque dans l'après-midi du lendemain.

Cette opération de «nettoyage» a fait au moins 73 morts, selon un rapport d'enquête de la Mission de l'Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo (MONUC).

Maman Adèle a vu venir le danger. En entendant les soldats approcher de son petit commerce, vers 10h, elle a pris la fuite dans la brousse avec trois de ses enfants. «Deux de mes garçons ont voulu rester pour protéger nos biens», raconte-t-elle en entrevue téléphonique.

Maman Adèle ne les a jamais revus.

Christophe Musingue Samba, lui, n'a pas eu le temps de fuir. Les militaires l'ont poussé à bord d'une camionnette blanche d'Anvil Mining, où s'entassaient déjà une quinzaine de personnes. Parmi elles, il a reconnu Charles Mitongo, le fils de son voisin. L'écolier était en larmes.

La camionnette s'est arrêtée à Nsenselé, à 7km de la ville. Les soldats ont fait descendre les détenus un à un, les mains liées derrière le dos. Ils les ont fait s'agenouiller au bord d'un fossé. Puis ils ont tiré.

Les balles n'ont pas atteint M. Samba. «Je suis tombé sur des cadavres. D'autres ont été tués et sont tombés sur moi», a-t-il raconté à l'ONG britannique Rights and Accountability in Development (RAID).

Enseveli sous les corps, pétrifié par la peur, M. Samba a attendu que les soldats s'éloignent pour s'échapper dans la brousse.

Pas le choix?

Les avocats québécois Philippe Trudel et Bruce Johnston, qui ont intenté un recours collectif au nom des victimes, se sont rendus à Kilwa l'an dernier. Ils sont revenus marqués par l'expérience.

«Nous avons vu les fosses communes. Nous avons parlé à des gens qui ont été amenés à ces fosses dans les camions d'Anvil Mining pour être tués, mais qui ont été blessés et laissés pour morts. Un dossier pareil, c'est rare dans une carrière d'avocat», dit Me Johnston.

Pour se rendre à Kilwa, les deux Québécois ont emprunté une piste parsemée de «trous gros comme des obus», raconte Me Trudel. Quatorze heures de route pour parcourir 350 km. Ils n'avaient pas le choix: la seule voie aérienne qui mène à Kilwa est contrôlée par Anvil Mining.

Les 14 et 15 octobre 2004, la mine a affrété des avions pour évacuer son personnel. Environ 150 soldats ont profité des vols de retour pour accéder rapidement à la région. Ils ont ensuite utilisé les camions de la mine pour atteindre Kilwa. «Sans l'assistance d'Anvil, les soldats n'auraient jamais pu s'y rendre dans un délai aussi court. Je crois que le nombre de morts aurait été beaucoup moins élevé», affirme Tricia Feneey, présidente de RAID.

Robert LaVallière, vice-président aux affaires générales de l'entreprise, a refusé d'accorder une entrevue à La Presse. La société minière soutient que ses camions ont été réquisitionnés par l'armée congolaise. Qu'elle n'avait tout simplement pas le choix.

Mais pour Me Johnston, cette explication ne tient pas la route.

Photo RAID

L'ancien hôtel Kabyata, qui aurait servi de centre de torture aux soldats congolais.

Proches du pouvoir

L'avocat va beaucoup plus loin. Il est convaincu qu'Anvil Mining a fourni les camions aux soldats de sa propre initiative, et dans son propre intérêt. «Anvil avait besoin que la rébellion soit réprimée très rapidement.»

Chaque jour, des camions qui transportaient pour 500 000$ de cuivre embarquaient sur des barges au port de Kilwa afin de traverser le lac Mwero vers la Zambie voisine, où les routes sont meilleures qu'au Congo.

Sans accès au port, la mine était paralysée.

«Les troubles insurrectionnels n'avaient fait aucune victime et ne représentaient pas du tout un problème urgent, dit Me Johnston. Par contre, c'était un problème urgent pour Anvil, qui avait dû interrompre ses activités. Et une mine inactive ne vaut rien.»

L'entreprise bénéficiait d'une oreille attentive dans les plus hautes sphères du pouvoir congolais.

Augustin Katumba Mwanke, proche conseiller du président Joseph Kabila, siégeait notamment au conseil d'administration de la mine. «Le pouvoir ne passait pas du gouvernement vers Anvil. C'était Anvil qui avait de l'influence sur ce qui allait se passer. Et elle se souciait très peu des moyens à prendre», estime Me Johnston.

Le rapport trimestriel d'Anvil Mining publié en décembre 2004 ne fait aucune allusion à la réquisition des véhicules par l'armée. «La réponse militaire et du gouvernement tant au niveau provincial que national a été rapide et d'un grand secours à la reprise rapide des opérations», se félicite plutôt l'entreprise.

Le dernier espoir

Quand maman Adèle est rentrée chez elle, après quatre jours dans la brousse, elle a trouvé sa maison «totalement pillée, et fermée à l'aide d'une douille de balle». Il y avait des traces de sang sur le sol.

Elle a longtemps cherché ses deux garçons. On a fini par lui dire qu'ils avaient été exécutés par des soldats et enterrés dans le charnier de Nsenselé. Elle pense que les corps y ont été amenés à bord d'une camionnette blanche. Selon des témoins, les véhicules auraient aussi servi à transporter des biens pillés -ce que nie la Anvil Mining.

L'entreprise a cependant admis avoir fourni plus que des camions: trois de ses propres chauffeurs ont conduit les véhicules pendant l'opération. La MONUC a établi qu'Anvil avait aussi distribué des rations alimentaires aux soldats et avait même contribué au paiement de certains d'entre eux.

Maman Adèle a longtemps cherché des réponses. Aujourd'hui, elle cherche la justice. Et elle compte sur le Québec pour l'obtenir. «C'est notre dernier espoir.»

Photos Philippe H. Trudel

De jeunes enfants de la ville.