Les victimes de Kilwa ont encore du chemin à faire avant d'être entendues au Québec. Mais elles ont déjà établi une première en matière de recours collectif. Un précédent qui pourrait inciter les entreprises établies ici à plus de prudence quand elles font affaire dans des pays où le système de justice est déficient.

Le 27 avril, le juge Benoît Emery, de la Cour supérieure, a accepté d'entendre la requête de ces victimes qui accusent Anvil Mining, une société minière qui a des bureaux au centre-ville de Montréal, de s'être rendue complice de crimes de guerre en République démocratique du Congo (RDC).

«À ce stade-ci des procédures, tout indique que si le tribunal rejetait l'action (...), il n'existerait aucune autre possibilité pour les victimes de se faire entendre par la justice civile», écrit le juge Emery dans sa décision.

Anvil Mining a demandé hier la permission d'interjeter appel de ce jugement. Elle prétend qu'un tribunal québécois n'est pas le forum approprié pour entendre la cause puisque les incidents ont eu lieu en RDC en octobre 2004 - plus de six mois avant que la mine n'ouvre ses bureaux à la Place Ville-Marie.

Dans sa requête, débattue hier en Cour d'appel, Anvil Mining soutient que le juge Emery a erré en concluant que les victimes ne pouvaient être entendues ailleurs. En fait, elles l'ont déjà été lors d'un procès militaire en RDC et pourraient l'être encore en Australie, où se trouve le siège social de l'entreprise.

Anvil Mining s'est installée à Montréal en 2005 pour avoir accès au marché des capitaux canadiens, très prisé par les sociétés minières internationales.

«Si on se fie au jugement Emery, une entreprise qui viendrait s'établir au Québec pourra être poursuivie pour tout ce qu'elle aura fait dans le monde, à n'importe quel moment, a plaidé Jean-François Lehoux, l'avocat d'Anvil Mining. Cette insécurité mérite une réponse de la Cour d'appel. Pour la stabilité des relations économiques, c'est d'une importance capitale.»

Le juge Jacques Léger, de la Cour d'appel, rendra sa décision la semaine prochaine.

Un précédent

En 1998, les victimes d'un désastre environnemental provoqué par la rupture d'une digue de la mine Cambior, en Guyane, s'étaient adressées à un tribunal québécois pour obtenir justice. «Le dossier avait été renvoyé en Guyane pour y mourir», rappelle Bruce Johnston, l'avocat qui a intenté la poursuite au nom des victimes de Kilwa.

«Nous jugions le temps mûr pour saisir à nouveau la Cour supérieure de cette question.» Le juge Emery leur a donné raison. Les victimes ont ainsi franchi une étape majeure, selon Me Johnston. «La question de la juridiction était l'obstacle principal au dossier.» Cela dit, même si le juge Léger rejetait la demande d'appel d'Anvil, il restera encore à obtenir l'autorisation d'exercer le recours collectif. Ce n'est pas encore joué.

Un simulacre de justice

Pour Dickay Kunda, ce recours est celui de la dernière chance.

Sa soeur était enceinte de sept mois quand elle a été violée par trois militaires congolais venus mater une rébellion à Kilwa. Elle est morte à l'hôpital peu après son accouchement. Elle avait 22 ans.

Son père, Pierre Kunda Musepolo, était le chef de police de Kilwa. Accusé d'avoir collaboré avec les rebelles, il a été arrêté et torturé en cellule pendant sept mois. Il ne s'en est jamais remis. Il est mort en novembre 2009.

«Jour après jour, nous sommes hantés par ces événements, explique M. Kunda en entrevue téléphonique. Le recours collectif nous permettrait de tourner enfin la page.»

Son père était un témoin-clé au procès militaire de neuf soldats congolais accusés de crimes de guerre, en 2007. Trois employés d'Anvil Mining - dont le Québécois Pierre Mercier, ex-directeur général de la mine - étaient accusés de complicité dans ces crimes.

Mais ce procès congolais s'est vite transformé en simulacre de justice qui a mené à l'acquittement de tous les accusés. Des témoins ont été menacés. Le procureur lui-même a subi d'intenses pressions pour abandonner le dossier.

«L'affaire Kilwa a démontré les difficultés à prouver la responsabilité juridique des entreprises privées, même lorsqu'elles fournissent des armes ou un soutien logistique aux groupes armés», conclut un rapport des Nations unies sur les violations des droits de l'homme en RDC, publié en octobre 2010. «Ce procès a également illustré que lorsqu'on s'attaque à des intérêts économiques, les interférences politiques et le manque d'impartialité sont encore plus criants que dans les autres affaires», lit-on dans le rapport.

Le jugement Emery donne espoir aux organismes qui se battent contre l'impunité relative dont jouissent un grand nombre d'entreprises étrangères dans les pays du tiers-monde.

«Cela ouvre la porte à d'autres réalités, souligne l'avocat Yves Lauzon, spécialiste des recours collectifs au Québec. Beaucoup d'entreprises canadiennes font affaire dans des pays où il peut y avoir des abus et où il y a souvent des lacunes en matière de justice. Désormais, les citoyens et les avocats auront une vision plus large en suivant l'actualité.»