Au loin, un terrain immense piqué de magnifiques manguiers se profilait derrière le centre de prières togolais. De près, le Québécois Sylvain Ratel a réalisé avec effroi que chaque tronc tenait lieu de prison. À perte de vue, des hommes, des femmes et même une toute petite fille s'y trouvaient enchaînés, exposés au vent, aux insectes et aux périls de la nuit africaine.

Ils étaient amaigris, et souffraient tous de maladie mentale. En entendant parler français, l'un d'eux a soudain entonné un vieux succès de Joe Dassin: «Au soleil, sous la pluie, à midi ou à minuit, il y a tout ce que vous voulez aux Champs-Élysées...»

«Ç'a été le pire moment du voyage. Voir tous ces gens abandonnés. Savoir qu'ils risquaient de rester attachés pendant des années et des années, car l'enchaînement les rend encore plus malades», relate M. Ratel, qui est chef de service à l'hôpital psychiatrique Louis-H. Lafontaine. Indigné, l'éducateur spécialisé a convaincu son employeur de publier Créer des liens pour briser des chaînes, le récit et les images de ce voyage entrepris en 2009, avec un collègue psychologue, Luc Legris.

«Si on photographiait des Blancs enchaînés, dès le lendemain, la communauté internationale se mobiliserait pour faire cesser cette injustice», dit-il, en citant un Africain qui se démène depuis bientôt 25 ans pour éliminer cette pratique choquante dans deux pays voisins du Togo.

Lui-même remis d'une profonde dépression, Grégoire Ahongbonon y est parvenu en fondant l'Association Sainte-Camille, qui chapeaute une dizaine de centres d'accueil ou de réinsertion sociale au Bénin et en Côte d'Ivoire. L'ex-réparateur de pneus espère aujourd'hui gagner d'autres contrées. En attendant, il continue de parcourir des centaines de kilomètres pour retracer les malades errants et ceux qui croupissent, souvent couverts de plaies, dans les hôpitaux. Des schizophrènes, des psychotiques, des épileptiques...

«Quand les symptômes deviennent trop visibles, la communauté est dépassée, explique M. Ratel. Ce sont les familles qui payent pour faire attacher leurs malades. S'ils sont battus et privés de nourriture, c'est parce qu'on croit ainsi les calmer et chasser le démon.»

Dans les centres de la Sainte-Camille, les patients sont plutôt soignés par un psychiatre et divers intervenants. Et à en croire leurs visiteurs de Louis-H. Lafontaine, ils pourraient servir de modèles aux Nord-Américains en matière de rétablissement (ce qui a d'ailleurs été souligné par l'Organisation mondiale de la santé en 2001).

«La plupart des Québécois souffrant de maladie mentale sont condamnés à l'aide sociale, explique M. Ratel. On leur donne les moyens de survivre, mais pas celui d'être citoyens. On ne les aide pas assez à étudier ou à travailler. On a trop peur des dérapages et des rechutes. On ne veut pas les stresser. Mais peut-être que nous devrions nous questionner sur notre paternalisme.»

Dans les centres de la Sainte-Camille, les malades apprennent au contraire divers métiers comme l'agriculture, la coiffure ou le tissage. Une fois rétablis, ils peuvent ainsi retourner vivre dans leur village ou rester travailler dans un des centres et devenir «pairs aidants». Voir leur succès donne de l'espoir aux autres et les aide à s'accrocher pour guérir eux aussi, souligne M. Ratel. De toute façon, dit-il, «en Afrique, il manque tellement de ressources que les gens n'ont pas le choix, ils doivent être utiles».

Un schizophrène s'est ainsi retrouvé à la tête d'une boulangerie. Un autre malade a reçu une subvention pour acheter une machine capable d'extraire l'huile de palme. Sa machine produit en une heure ce que la communauté pouvait produire en une journée, précise M. Ratel. Depuis, on l'appelle la «lumière du village», alors qu'avant, on le gardait couché, enchaîné par le cou, comme un chien.

Le Québec devrait en tirer des leçons, estime l'éducateur. «En Afrique, dit-il, ils ont des chaînes de métal, bien visibles. Ici, on en a encore: les chaînes de l'exclusion.»