L'affaire Shafia, qui fait la manchette au Canada, trouve écho en Belgique où plusieurs membres de la famille d'une jeune femme de 20 ans abattue par son frère en 2007 se retrouvent au banc des accusés. L'accusation affirme que Sadia Sheikh a été victime d'un crime d'honneur lié au fait qu'elle refusait de se marier avec un lointain cousin pakistanais. Notre journaliste a assisté au procès cette semaine à Mons, au sud de Bruxelles.

Après des mois de fugue, Sadia Sheikh décide à l'automne 2007 de renouer avec ses proches en se rendant à la résidence familiale de Lodelinsart, dans le sud de la Belgique. Non sans avoir pris soin, au préalable, d'écrire son testament.

Le geste, inusitée pour une jeune femme de 20 ans, témoigne de l'ampleur de ses craintes. Elle est consciente que son refus de se marier avec un cousin vivant au Pakistan, et son désir de vivre avec un amoureux belge, Jean Navarre, constituent un embarrassant affront.

Son appréhension était justifiée: le 22 octobre, elle est abattue à bout portant par son frère, Mudusar, qui ne sera retrouvé que trois mois plus tard.

En reconstituant le cours des événements, les enquêteurs belges finissent par se convaincre que le jeune homme, âgé aujourd'hui de 27 ans, n'a pas agi seul, mais à l'instigation de ses parents pour blanchir l'honneur de la famille.

Quatre ans plus tard, Tariq Mahmood Sheikh, sa femme Parveen Zahida, et leur plus jeune fille, Sariya, se retrouvent en procès en cour d'assises au côté de Mudusar Sheikh, à Mons. Ils sont accusés d'avoir comploté pour assassiner Sadia.

Menaces

«Dès le départ, elle m'a dit que si nous nous mettions ensemble, il y avait un grand risque qu'elle se fasse tuer et moi avec parce qu'elle déshonorerait son père qui ne pourrait plus honorer sa promesse de mariage (au Pakistan)», a affirmé à la cour son ex-amoureux Jean Navarre, âgé de 25 ans.

Pendant des mois, a-t-il relaté, la famille a multiplié les pressions pour faire revenir la jeune femme, qui a fugué quelques jours avant la date prévue de son départ au Pakistan, en mars 2007, où elle devait officialiser son union avec son cousin.

En avril, le père se présente à l'école où elle étudie et tombe sur le couple. «Il m'a empoigné et a levé le poing avant que Sadia ne réussisse à se mettre entre nous deux. Il m'a menacé de mort...», relate M. Navarre.

Ce n'est pas la première fois que Sadia Sheikh se heurte aux désirs de ses parents, très attachés aux traditions pakistanaises malgré 30 ans de vie en sol belge. Quelques années plus tôt, elle a subi un avortement après être tombée enceinte d'Omair, garçon d'origine pakistanaise qu'elle voyait en cachette.

Elle confie à des amis que sa mère, qui ne veut rien entendre du futur enfant ou de la relation, la frappe au ventre, chose que nie la principale intéressée. Le fils, Mudusar, prend contact pendant ce temps avec le jeune homme et le menace. Après l'avortement, les deux amoureux cessent toute relation. «Mon frère m'a fait comprendre qu'on allait dans le mur avec cette relation», a relaté Omair au tribunal.

»Mariage» à distance

À l'été 2005, Sadia Sheikh est «mariée» à son cousin pakistanais Abbas lors d'une cérémonie faite devant l'ordinateur. Au dire de la famille, elle est heureuse. Pour l'accusation, il s'agit d'une union forcée. Une cérémonie formelle est prévue au printemps 2007 au Pakistan.

Plusieurs amis ou connaissances ont déclaré qu'elle «ne voulait pas» de cette relation au moment de son départ et souhaitait vivre avec Jean Navarre, rencontré au printemps 2006.

Ce qui n'empêche pas Tariq Mahmood Sheikh d'insister lourdement. Au dire d'une cousine de la victime, Hina Sheikh, qui vit sous protection policière en France, l'homme qui écoute placidement les témoignages dans le box des accusés, les yeux mi-clos, sait se montrer menaçant lorsqu'il est contrarié.

Hina Sheikh affirme que son oncle a déjà brandi un fusil contre elle pour la contraindre à partir au Pakistan se marier. «Il m'a dit qu'il me ferait du mal à moi, ma mère et mes soeurs si je ne disais pas oui», a relaté la jeune femme lors d'un témoignage par vidéoconférence.

L'«honneur» du frère

Tariq Mahmood Sheikh, affirme sa nièce Hina, tentera quelques années plus tard de lui enlever de force la fille née de son union forcée, jugeant qu'elle devait vivre en sol pakistanais dans la famille de son père.

L'avocat du père de Sadia, Michel Bouchat, relevant des incohérences dans le témoignage de la cousine, prétend qu'il est sans valeur pour la cause en cours. Selon lui, les enquêteurs belges se sont convaincus très tôt du fait que la mort de Sadia Sheikh était le résultat d'un crime d'honneur alors que rien ne vient étayer concrètement cette hypothèse.

Mudusar Sheikh maintient qu'il l'a tuée à sa propre initiative, sans ordre de personne. Quelques jours avant le drame, il a écrit, en évoquant son projet meurtrier, que c'est un «honneur pour un frère que sa soeur soit chaste».

Devant le tribunal, il réitère que sa famille n'est pas responsable. Ses soeurs aînées, Fozia et Tahira, assurent que rien ne l'autorisait à commettre un tel geste, qu'elles ne «comprennent pas» ce qui s'est passé. Tant Mudusar que Sadia, disent-elles, ne leur ont pas fait «assez confiance» pour parler de leur détresse avant qu'il ne soit trop tard.

Jean Navarre, qui était prêt à se convertir à l'islam pour pouvoir se marier, pensait que le fils Sheikh pouvait jouer un rôle de médiateur.

Sadia, dit-il, aimait profondément sa famille et voulait tout faire pour la convaincre d'accepter leur amour. «Elle voulait faire plaisir à tout le monde, que tout le monde soit heureux. Mais au final, elle n'y est pas parvenue», a relevé le jeune homme.