Luciano Pascoe s'est déjà vu avec plusieurs trous de balle dans la tête.

Heureusement pour lui, c'est son visage photographié sur une banderole électorale accrochée au-dessus d'une rue passante de Ciudad Juárez que les projectiles avaient transpercé.

Le message n'en était pas moins clair : le politicien mexicain et la campagne qu'il mène sur la légalisation de la drogue ne sont pas les bienvenus dans une ville ébranlée par la violence liée au narcotrafic. Depuis que le président mexicain Felipe Calderon a déclaré la guerre aux cartels qui y sévissent, plus de 2500 personnes ont perdu la vie à Ciudad Juárez.

Dans tout le pays, on fait état de 12 000 à 14 000 morts en deux ans. Et le narcotrafic se porte toujours aussi bien. Même trop bien : jadis pays de transit vers les États-Unis de la cocaïne venue de l'Amérique du Sud, le Mexique est aujourd'hui un pays qui consomme. Les plus récentes études de la Santé publique estiment à 460 000 le nombre de Mexicains qui ont une dépendance aux drogues dures.

«Pour contrer l'emprise des cartels et de la drogue sur le pays, mon parti proposait la légalisation complète des drogues. Celles-ci seraient données gratuitement à la population dans des dispensaires où l'on ferait aussi de la prévention», expose le politicien socio-démocrate.

L'idée n'est pas complètement marginale. À l'Université nationale autonome de Mexico (UNAM), Luciano Pascoe et son Parti socio-démocrate ont trouvé des dizaines de supporteurs chez les professeurs.

L'ancien président du Mexique Ernesto Zedillo et d'autres ex-présidents de Colombie et du Brésil ont récemment rendu public un rapport favorable à la légalisation de la drogue. Le prédécesseur de Felipe Calderon, Vicente Fox, milite depuis cet automne en faveur de la légalisation.

Tous y voient une manière d'affaiblir les cartels de narcotrafiquants en leur enlevant la source des revenus qui les rendent si puissants.

Sortir de l'élite

Dans son appartement ultramoderne qui domine une des principales artères de Mexico, Luciano Pascoe est cependant le premier à reconnaître que si ses opinions plaisent dans l'élite intellectuelle mexicaine, elles ont bien peu de fans dans les rues de Ciudad Juárez, de Tijuana ou de Morelia, où les cartels de la drogue ont la plus forte emprise et où l'offensive gouvernementale fait le plus de dommages.

«Je ne saurai jamais si c'était des narcotrafiquants ou des civils qui ont perdu des proches dans la guerre contre la drogue qui ont tiré sur mes banderoles électorales», dit l'homme dans la trentaine, en passant une main dans ses cheveux blond blé, ce qui est assez atypique dans un Mexique largement métissé.

Les résultats des dernières élections lui ont démontré que la légalisation de la drogue était bien loin des préoccupations de la population. Son parti a dû se dissoudre après avoir récolté un maigre résultat de 1% des votes.

Légaliser, un péché

«La société mexicaine n'est pas un pays assez libéral pour accepter la légalisation de la drogue, d'autant plus que l'Église catholique, encore très centrale dans la vie politique, s'y oppose», explique le journaliste Ricardo Ravelo, du magazine d'enquête Proceso.

Lors des dernières élections, l'Église avait publié une liste des 12 péchés à éviter pour les électeurs. Voter en faveur d'une quelconque libéralisation des drogues figurait parmi les premiers interdits, ex aequo avec un vote pour un candidat pro-choix ou en faveur du mariage gai.

Selon le journaliste mexicain qui enquête sur le narcotrafic depuis 14 ans, l'opinion de la population mexicaine pourrait cependant changer à plus long terme alors que la tumeur que représente le narcotrafic continue de se répandre dans la société mexicaine et que le remède choisi pour l'enrayer, lui, semble faire plus de mal que de bien.

«De grandes questions sont soulevées sur l'efficacité de la guerre frontale du gouvernement, soutenue par les États-Unis. Il y a plus de 35 000 soldats sur le terrain, de 10 000 à 15 000 agents fédéraux et malgré cela, il y 7 cartels qui continuent de faire la loi», souligne Ricardo Ravelo.

Son propre travail est devenu un véritable casse-tête. Habitué à enquêter aux quatre coins du pays, il est confiné depuis deux ans à Mexico. Des hommes armés montent la garde en permanence devant les locaux de Proceso, pourtant bien discrets. Ayant reçu des menaces de mort, un de ses collègues s'est exilé en Espagne.

«On ne peut même plus parler aux journalistes locaux dans les endroits les plus touchés. La plupart d'entre eux sont liés aux narcotrafiquants», explique le grand homme au ton posé en énumérant, en plus du journalisme, tous les secteurs de la société infiltrés par les cartels : les mairies, la police, l'armée et le gouvernement.

Ces jours-ci, Ricardo Ravelo n'enquête pas seulement sur la présence des cartels dans les cercles du pouvoir, il s'intéresse aussi aux violations des droits de l'homme commises par des représentants de l'État mexicain au nom de la guerre contre la drogue : détentions et exécutions arbitraires, torture et disparitions.

Le journaliste croit que bientôt, les Mexicains en auront assez. Ils réclameront du changement. «Si la légalisation se produit un jour, c'est qu'elle sera à la demande de la population», estime-t-il. Et il espère qu'elle sera alors continentale, de la pointe du Brésil aux glaces du Canada, en passant par les États-Unis, véritable vache à lait des narcotrafiquants.