Dans un livre qui paraît simultanément dans plusieurs pays, Ingrid Betancourt raconte ses six ans et demi de captivité dans la jungle. La Presse a lu son témoignage, qui prend par moments des allures de règlement de comptes.

Pendant ses six ans et demi de captivité, Ingrid Betancourt a combattu l'hépatite et la malaria. Elle a affronté frelons, tiques, fourmis géantes et piranhas.

Mais le pire, ce n'était pas les bêtes qui fourmillent dans les feuillages touffus de la forêt amazonienne. Le pire, c'était ses semblables: les humains.

D'abord ses geôliers, les combattants des Forces armées révolutionnaires de la Colombie qui l'ont enlevée en février 2002, alors qu'elle faisait campagne pour la présidence de son pays.

Ils n'étaient pas tous également cruels et Ingrid Betancourt a même tissé d'étranges liens d'amitié avec certains d'entre eux. Mais d'autres ont fait preuve d'un véritable sadisme, multipliant sévices et humiliations.

Et puis il y avait les autres otages. Ce qui marque surtout le récit de 700 pages dans lequel l'ex-politicienne raconte sa longue traversée de l'horreur, c'est le huis clos étouffant entre des êtres qui partagent un sort épouvantable - et qui finissent par s'entredéchirer.

À un moment, Ingrid Betancourt est détenue dans une prison rudimentaire avec plusieurs autres otages. L'atmosphère y est insupportable. Des clans se forment. On s'accuse de tout et de rien - d'uriner dans les seaux de lessive des autres, par exemple.

Quand ils ont accès à la radio, les prisonniers entendent des bulletins d'information où il n'est question que d'Ingrid Betancourt. Son statut d'otage-vedette alimente les jalousies. Elle finit par être expulsée de la prison commune.

Dure épreuve pour l'amitié

Si la formule n'avait pas déjà été prise, le livre d'Ingrid Betancourt aurait pu s'intituler: L'enfer, c'est les autres. Et l'une de ces «autres», c'est Clara Rojas, la directrice de campagne de la politicienne.

Kidnappées ensemble, les deux femmes ont partagé leur lit, elles ont été enchaînées l'une avec l'autre après leurs tentatives d'évasion ratées.

Libérée la première, Clara Rojas a déjà évoqué leurs relations tendues dans un livre où elle décrit Ingrid Betancourt comme un être froid et égoïste.

Celle-ci réplique en dépeignant son ancienne amie comme une femme à la santé mentale fragile, obsédée par son horloge biologique au point de supplier ses geôliers de la laisser faire un enfant dans la jungle.

Qui dit vrai? Ingrid Betancourt est plus subtile dans l'art de radiographier les comportements humains dans ces conditions extrêmes. Et elle est critique face à ses propres réactions. «La jungle nous transforme en cancrelats et nous rampions sous le poids de nos frustrations», écrit-elle. Ce que l'on en retient, c'est que, si l'on veut garder ses amis, il faut éviter de se faire enlever avec eux...

Critiquée après sa libération, Ingrid Betancourt se sert de son témoignage pour régler quelques comptes. Avec son mari Juan Carlos Lecompte, par exemple, qui l'a accusée d'égoï-sme quand elle lui a réclamé de l'argent qu'il aurait reçu en son nom durant sa captivité.

Dans une scène poignante, elle raconte comment il l'avait peu à peu délaissée. Et comment elle a appris, dans une émission de radio captée dans la jungle, qu'il avait une nouvelle femme dans sa vie.

Les geôliers

Quelques mois après l'enlèvement, il y a une livraison de choux au campement des FARC. Les légumes sont enveloppés dans du papier journal. Et c'est en les déballant qu'Ingrid Betancourt tombe sur une photo des funérailles de son père.

«Je sentis une main invisible pousser ma tête sous l'eau», écrit l'ex-otage, qui sombre dans une détresse sans fond.

«Je sais que vous êtes triste pour votre papa, j'aurais voulu vous le dire avant, mais je n'ai pas trouvé de moment adéquat», lui dit l'un des gardes du camp. Il n'a que 17 ans et voue à la célèbre otage une sincère amitié.

Un jour, en vue de s'évader, elle subtilise une machette à son jeune «ami». Lorsqu'il s'en rend compte, il est blessé et lui reproche d'avoir trahi son amitié. «Mais c'est vous qui m'avez enlevée!» réplique-t-elle.

Ingrid Betancourt a d'autres occasions de se lier avec ses gardes. Il y a Beto, qui lui apprend à tisser des ceintures en fils de nylon. Jessica, à qui elle enseigne l'anglais. Martin Sombra, responsable du groupe d'Ingrid Betancourt pendant quelque temps qui, dans une scène surréaliste, lui chante une sérénade.

«Je comprenais que cet homme était capable d'une grande méchanceté, mais sa méchanceté était son bouclier, pas sa nature profonde», écrit Ingrid Betancourt.

Durant les derniers mois de sa détention, Ingrid Betancourt est gardée par un commandant sans pitié qui l'enchaîne par le cou, place sa cabane près des chontos, les trous infects qui servent de latrines. L'exemple vient de haut, et ses gardes ne se gênent pas pour l'agresser.

Mais souvent, Ingrid Betancourt voit d'abord dans ses geôliers, dont certains ne sont pas plus vieux que ses propres enfants, des hommes et des femmes qui n'ont pas eu de chance. Et qui sont aussi, jusqu'à un certain point, prisonniers de leur sort. «Si je quitte les FARC, ils vont tuer ma famille», lui dit une jeune garde.

Guide de survie

Ingrid Betancourt raconte par le menu ses mille et une stratégies de survie. Faire des cadeaux pour les anniversaires de ses enfants. Lire le dictionnaire. Ou la Bible. Ou Harry Potter.

Mais d'abord et avant tout, organiser sa prochaine tentative d'évasion. Le récit de ces tentatives est tellement haletant qu'on a beau savoir qu'elles ont échoué, on ne peut s'empêcher de croiser les doigts pour que, cette fois, les fugitifs ne se fassent pas prendre.

Ingrid Betancourt relate aussi la lutte qu'elle mène contre elle-même pour garder sa dignité. Pour ne pas se comporter «comme des serfs devant de grands seigneurs» face à ses geôliers.

«Je me découvrais dans le miroir des autres, la haine, l'avarice, l'envie, l'égoïsme, c'était en moi que je les observais», écrit-elle. «Nous étions tous pareils, enchevêtrés dans nos petites laideurs.»

Les moments de bonheur

La vie d'otage a ses petits moments de bonheur. Quand les jeunes gardes oublient leur rôle et se mettent à danser dans la jungle. Ou quand les prisonniers s'emballent parce qu'ils auront droit à une nouvelle fenêtre dans leur prison.

Le bonheur vient aussi des nouvelles amitiés qui naissent entre les otages. Et peut-être même, parfois, des amitiés un peu amoureuses, comme celle qui lie Ingrid Betancourt à un otage américain dont le commandant du campement finit par la séparer, par pure méchanceté.

Ces amitiés, Ingrid Betancourt les décrit comme de véritables bouées de sauvetage qui permettent de garder la tête hors de l'eau quand tout coule autour de soi. L'enfer vient des autres. Mais le salut aussi.