Haïti est connu pour ses malheurs: tremblement de terre, ouragan, choléra. Mais on oublie la violence conjugale. Gifles, coups de poing, coups de pied. Les femmes sont souvent maltraitées. Voici deux histoires, celles de Chrislène et de Junette. Deux destins différents, mais qui ont un point en commun: la vulnérabilité des femmes haïtiennes. Récit.

En mars 2008, le conjoint de Chrislène lui a lancé de l'acide au visage. La douleur a été fulgurante. Elle a senti un froid glacial parcourir son visage, son ventre et ses bras. Elle était sur le trottoir.

«J'ai traversé la rue comme une folle et j'ai pris un taxi. Le chauffeur m'a aidée, il m'a amenée à l'hôpital.»

Elle est restée trois mois et demi à l'hôpital, les deux premiers plongée dans le coma.

Chrislène est assise sur une chaise droite, son regard aveugle glisse sur les objets. Son oeil droit est recouvert de peau, le gauche est masqué par un voile blanchâtre. L'acide lui a arraché une partie du nez. Sur son bras, une longue cicatrice boursouflée.

Chrislène a 29 ans. Vêtue d'une robe noire, elle raconte son histoire. Elle passe souvent sa main dans ses cheveux tressés. Elle cherche à tâtons le verre d'eau déposé sur la table. Elle ne voit pas les rayons de soleil qui éclaboussent la pièce.

Elle n'avait que 16 ans lorsqu'elle a rencontré Watson. Ils se sont croisés à la sortie de l'école, à Port-au-Prince.

«Il avait l'air gentil, dit-elle. Mais en surface, pas dans son coeur. Il était grand, très costaud, il avait beaucoup de prestance.»

Ils se sont fréquentés, puis la vie les a séparés. La mère de Chrislène est morte en 2004. Affectée par le deuil, elle a décidé de partir vivre chez une tante à Saint-Domingue, en République dominicaine. Elle a rencontré un Américain, un blanc, avec qui elle a eu un enfant.

Quelques années plus tard, ils se sont quittés. Un jour, elle est tombée par hasard sur Watson au détour d'une rue à Saint-Domingue. Ils ont flirté. Peu de temps après, ils ont emménagé ensemble. Mais les choses se sont vite gâtées.

«Il était autoritaire, jaloux, raconte Chrislène. Il me surveillait tout le temps, ça dépassait les bornes.»

Il la menaçait et la giflait. «Il ne faisait rien, il se levait tard et dormait toute la journée. Je voyais bien que ce n'était pas un homme bon, mais j'étais résignée. J'avais peur de lui. Et j'ai encore peur de lui, même s'il vit à Saint-Domingue.»

La veille de Noël, ils se sont disputés. Chrislène voulait aller seule à une fête. Il a protesté. Il était jaloux. Il l'a attrapée par le cou et il l'a frappée avec le tesson d'une bouteille. Le sang coulait partout. Elle a passé 15 jours à l'hôpital.

Elle a décidé de le quitter. Même s'ils ne vivaient plus ensemble, il la suivait, frustré, menaçant, jusqu'au jour où il lui a jeté de l'acide au visage. De l'acide provenant de la batterie d'une auto.

Une amie l'a accueillie chez elle à sa sortie de l'hôpital. Elle était faible, son visage et son ventre était bandés. Watson est venu lui rendre visite.

«Il s'est assis sur le bord du lit, il était très émotif. Il m'a violée et c'est là que je suis tombée enceinte. Le bon Dieu a été bon pour moi, j'ai eu un garçon.»

Elle est revenue vivre à Port-au-Prince avant l'accouchement. Aujourd'hui, son fils a un an et demi.

Très peu de femmes se font jeter de l'acide au visage, mais plusieurs reçoivent des gifles, des coups de poing ou des coups de pied. La violence conjugale au quotidien. Le lot de plusieurs femmes en Haïti.

«Les hommes croient qu'ils sont supérieurs aux femmes, qu'ils représentent l'autorité suprême, explique une travailleuse sociale, Lhenite Lubin. Ça fait partie de la culture haïtienne. Les hommes donnent des ordres: "Fais ci! fais ça!" La femme doit être soumise et obéissante. Si elle se rebelle, elle se fait battre.»

Selon Lhenite, deux femmes sur trois sont battues. Lhenite travaille dans un centre pour femmes, Kay Fanm. Danièle Magloire aussi. Elle milite dans des groupes de défense des droits des femmes depuis 25 ans.

Danièle Magloire croit plutôt qu'une femme sur trois est battue. Impossible d'obtenir des chiffres fiables. Une chose est certaine, au-delà des statistiques: la plupart des femmes haïtiennes sont à la merci de leur mari.

Depuis le tremblement de terre, la situation s'est détériorée, poursuit Lhenite Lubin: «Les hommes sont plus agressifs. Ils ont des problèmes pour se loger et ils n'ont pas de travail. Tout est plus compliqué. Dans les camps, la promiscuité exacerbe les tensions.»

La violence commence très tôt, ajoute Danièle Magloire. «Des adolescents giflent leur petite amie, ils l'insultent et la dénigrent. On vit dans une société patriarcale où la femme est considérée comme un être inférieur. Elle doit être soumise. Les hommes battent les femmes à mains nues ou avec un objet. C'est très répandu. Chez nous, un dicton dit que la femme a la cervelle d'une poule.»

La violence conjugale au quotidien. La peur de recevoir un coup de poing ou une gifle. C'est ce que Junette a vécu et vit toujours.

Elle avait 30 ans et 4 enfants lorsqu'elle a rencontré Kernizan. Il travaillait dans une station service. Un type grand et fort. Elle venait de faire le plein lorsqu'il l'a aperçue. Il l'a trouvée jolie. C'était en 2005 à Pétionville, un quartier de Port-au-Prince. Quelques mois plus tard, ils ont emménagé ensemble. Mais la vie en commun a vite dégénéré.

«Il me parlait durement», dit Junette.

Puis Kernizan a perdu son emploi.

«On vivait couci-couça.»

Il la dénigrait, la harcelait, la menaçait, mais il ne levait jamais la main sur elle. Jusqu'au 17 septembre où leur vie conjugale a dérapé. Tout a commencé par une banale dispute. Kernizan a accusé Junette d'avoir utilisé son téléphone. Elle a protesté, ils ont crié. Il l'a giflée, puis il l'a poussée sur le lit en la prenant par le cou. Elle l'a repoussé et elle s'est enfuie. Il l'a poursuivie. Dans la cour, il a ramassé un gros bloc de ciment.

«Il l'a levé très haut dans les airs et il l'a lancé sur moi. Le bloc est tombé sur mon pied. Mes os ont cassé. Je suis tombée à plat ventre. J'avais très mal. Kernizan a pris la fuite.»

Junette pleure, renifle et s'essuie les yeux. Elle ouvre son sac à main et sort le certificat médical de l'hôpital. Elle me le tend. La date est inscrite en haut du document: 17 septembre. Elle reprend le papier et le glisse d'une main tremblante dans son sac.

Elle est restée à l'hôpital pendant plus d'un mois. Kernizan l'a visitée. «Il ne s'est même pas excusé», dit-elle d'un ton amer.

Son pied est très mal en point. Des broches le transpercent. Elle marche avec des béquilles. Le 13 décembre, le médecin va enlever les broches et mettre un plâtre.

Elle pleure beaucoup pendant l'entrevue. Elle est chavirée par la peur. Elle vit toujours avec Kernizan. Elle voudrait le quitter, mais c'est qui lui paie le loyer et la nourriture. La vie à la maison est infernale. La plupart du temps, il l'ignore. Parfois, il l'engueule. Ils dorment encore dans le même lit.

Junette a peur pour elle, mais aussi pour son fils de 15 ans, Dave, qui vit avec elle.

À sa sortie de l'hôpital, elle s'est secrètement rendue au ministère de la Condition féminine, qui l'a dirigée vers Kay Fanm. Elle a refusé de porter plainte. «S'il va en prison, qui va payer le loyer?»

Elle reste donc avec lui, la peur au ventre.

Et elle pleure, impuissante, effrayée.

L'entrevue s'est déroulée dans les locaux de Kay Fanm. Un chauffeur l'a ensuite reconduite chez elle à la brunante. Dans l'auto, son téléphone a sonné. C'était Kernizan. Il criait: "Où es-tu? Que fais-tu?" Il l'a accusée d'avoir une liaison avec le chauffeur.

Elle a pleuré. Paniquée, elle a décidé d'aller au poste de police pour porter plainte. Kernizan n'en sait rien.

Elle a ensuite cherché un endroit où se cacher. Le refuge de Kay Fanm a été fissuré pendant le tremblement de terre. Le centre ne peut plus recevoir de femmes en détresse.

Elle est donc retournée chez elle. Kernizan l'attendait.

Chrislène aussi a décidé d'agir. Au printemps, elle a frappé à la porte de Kay Fanm.

Danièle Magloire s'est occupée d'elle. Chrislène a reçu de l'aide psychologique et des soins médicaux. «On a recueilli son témoignage et consulté des avocats, explique Danièle Magloire. Lorsque Watson va revenir en Haïti, on va essayer de le traîner devant les tribunaux. Le dossier est prêt.»

Mais en attendant que Watson soit mis sous les verrous, Chrislène vit dans la misère. Le 12 janvier, sa maison s'est effondrée dans le tremblement de terre. Elle vivait chez sa grand-mère. La famille a été dispersée. Elle s'est retrouvée dans un camp de réfugiés planté au coeur du centre-ville de Port-au-Prince, entre le stade Sylvio Cator et le cimetière. Un camp où vivotent 3000 personnes. Depuis 10 mois.

Elle vit au milieu d'un passage étroit bordé de tentes et d'abris de fortune, un bric-à-brac de misère. Un grand plastique noir troué par endroits la protège de la pluie. Des cordes à linge sont tendues entre les tentes, la radio du voisin joue à tue-tête, un chien efflanqué renifle l'asphalte. Le fils de Chrislène s'amuse dans ce désordre.

Elle souffre, son bras et son visage déformés par l'acide lui font mal. Elle est vulnérable. Aveugle, elle se perd dans le dédale de tentes. Elle ne peut pas faire la file pour recevoir de la nourriture.

«Mon fils passe des journées sans manger», dit-elle.

Chrislène n'a jamais eu la vie facile. Née à Port-au-Prince, elle a grandi dans un bidonville, Morne Brun. Son père est parti vivre aux États-Unis en 1981, abandonnant sa femme et ses cinq filles.

Avant le tremblement de terre, elle avait rencontré un médecin prêt à lui enlever la pellicule blanchâtre qui couvre son oeil gauche. Elle était folle de joie à l'idée de voir de nouveau. Mais le médecin miraculeux est mort le 12 janvier, enseveli sous les décombres. Encore une fois, Chrislène s'est retrouvée seule et abandonnée.