Ciudad Juárez s'enfonce dans l'horreur. La ville frontalière du nord du Mexique est l'épicentre de la guerre sanglante à laquelle se livrent les cartels de la drogue du pays. Les milliers de policiers et de militaires envoyés en renfort par Mexico n'y ont rien changé. Au contraire, la violence ne cesse d'augmenter, en intensité et en cruauté. À tel point que plus personne ne la contrôle. Pas même les narcotrafiquants.

Huit voitures sont alignées dans le stationnement de la morgue de Ciudad Juárez. Huit voitures criblées de balles, les sièges constellés d'éclats de verre. Leurs occupants, dernières victimes d'une guerre sans fin, se trouvent dans les congélateurs de la morgue, que les autorités ont dû se résoudre à agrandir il y a quelques mois.

Il n'y avait plus assez d'espace pour empiler les cadavres.

Ceux qui finissent ici sont tombés au champ de bataille le plus sanglant de la guerre de la drogue qui fait rage au Mexique. Une guerre qui a fait 35 000 morts depuis quatre ans. Et dont Juárez est l'épicentre. Ici, une personne est tuée toutes les trois heures. Cette ville frontalière du Texas est la plus violente du monde.

Une violence sauvage, que plus personne ne peut juguler. Pas même les narcotrafiquants. Une violence qui, désormais, se nourrit d'elle-même.

Chaque jour, les médias font le bilan des morts comme s'il s'agissait d'un bulletin météo. Des quartiers ont été abandonnés. Les commerces ferment les uns après les autres. Les habitants fuient par centaines de milliers. Juárez se désintègre.

Personne n'est épargné

«Nous recevons de 10 à 13 corps par jour», dit Alma Rosa Padilla, chef des médecins légistes de la morgue. Au mois de décembre, un membre de l'équipe d'urgence chargée d'aller récupérer les cadavres a été abattu sur la scène d'un crime. Il a fait son dernier voyage à l'arrière de son propre fourgon funéraire.

La Dre Padilla a eu un choc en le voyant rentrer les pieds devants. Hélas, son histoire est loin d'être inhabituelle. À Juárez, la mort frappe sans distinction. «Avant, ça arrivait à de lointaines connaissances. Aujourd'hui, ça arrive à tout le monde», se désole l'écrivaine Arminé Arjona.

Elle a passé sa vie dans la ville de tous les dangers. Autour d'elle, plusieurs n'ont pas survécu. «Ils ont kidnappé mon médecin mais n'ont pas attendu la rançon; ils lui ont tiré quatre balles dans la tête. Ils ont tué le propriétaire de la maison où j'habite et un de mes professeurs. Un ami est mort dans un attentat à la voiture piégée. Un autre a été pris dans un feu croisé, énumère-t-elle sans reprendre son souffle. Ça n'arrête pas.»

Le président du Mexique, Felipe Calderon, a déclaré la guerre aux narcotrafiquants quand il a pris le pouvoir en 2006. Il n'avait pas anticipé le bain de sang. Depuis, deux puissants cartels de Sinaloa et de Juárez se disputent la mainmise sur la ville, principal point de passage vers les États Unis. À coups de mitraillettes, de grenades et de décapitations en série.

Les 10 000 militaires et policiers fédéraux envoyés à Juárez pour rétablir l'ordre n'ont rien pu faire. Au contraire, la violence n'a fait qu'augmenter en intensité et en cruauté. «On a voulu croire que les narcotrafiquants s'entretuaient sans nous toucher, dit Mme Arjona. Que ça allait bientôt finir. Mais ça a fait exploser toute la ville. Ça nous a tout pris.»

«Appeler cela une bataille entre les cartels n'est pas seulement une erreur. C'est un mensonge, dit le journaliste américain Charles Bowden, qui a fait enquête à Juárez. Même si les narcotrafiquants faisaient la paix et se déclaraient quakers, Juárez resterait la ville la plus violente du monde. Il y a plus de 500 gangs de rue armés jusqu'aux dents. On assiste à une fracture de l'ordre social à grande échelle. «

Deux mondes parallèles

Au bout de la rue Benito Juárez, au centreville, un pont traverse le Rio Bravo. Sur l'autre rive s'élève El Paso, Texas. Les deux villes se touchent presque. Elles ne sont divisées que par deux clôtures, érigées de chaque côté de l'étroit canal où coule le fleuve.

Pourtant, un monde les sépare. En 2010, Juárez a été secouée par 3111 homicides. À El Paso, il y en a eu... trois. C'est l'une des villes les plus sûres des États-Unis, où se dirige 90% de la cocaïne qui passe par le Mexique.

Pas question pour les narcotrafiquants de troubler ce marché de 25 à 35 milliards de dollars, dit M. Bowden. «Tuer quelqu'un à El Paso est mauvais pour les affaires. Tuer quelqu'un à Juárez, c'est les affaires.»

Il y a quelques années, la rue Benito Juárez bourdonnait d'activités. Les Américains débarquaient en masse dans ses bars et ses restaurants pour y faire la fête. Aujourd'hui, la rue est pratiquement déserte. Les fenêtres des commerces sont placardées. Des immeubles entiers tombent en ruine. Le centre-ville est un coupe-gorge.

Sur la porte de d'un commerce désaffecté, on a peint «Se renta». À louer. Un graffiteur a ajouté : «No incluye cuota». N'inclut pas la part des cartels. L'extorsion a forcé des milliers de petits commerçants, pris à la gorge, à plier boutique.

Selon une étude de l'Université de Juárez, 40% des entreprises de la ville ont fermé leurs portes ; 27% des maisons ont été abandonnées. Au moins 230 000 des 1,3 million d'habitants ont quitté la ville enragée pour des cieux plus cléments.

Parmi ceux qui restent, des courageux tentent de sauver Juárez. Deux jours avant notre rencontre, Mme Arjona a participé à une marche pour la paix. «Le soir même, le corps d'une femme a été retrouvé dans un baril. Comme si on l'avait mis aux déchets. Comme si on nous avait dit : voilà ce que nous faisons de votre paix!»

Bientôt, cette femme sera oubliée. Comme les sept jeunes criblés de balles dans un stade de soccer, le 23 janvier. Comme tous les autres. «On se dit qu'on a tout vu, mais la façon de tuer est toujours plus horrible. Un massacre en chasse un autre.» Les médias n'arrivent pas à suivre l'épouvantable rythme des tueries. Dans les esprits, les histoires d'horreur se fondent en une seule. Dantesque.