En 1968, ses parents ont fui le régime duvaliériste pour s'établir au Québec. Quatre décennies plus tard, Michaëlle Jean accueille plutôt froidement les propos du nouveau président d'Haïti, Michel Martelly, qui songe à accorder une amnistie à Jean-Claude Duvalier dans l'espoir de favoriser la réconciliation nationale dans son pays meurtri.

«Qui dit réconciliation dit aussi vérité», prévient l'ancienne gouverneure générale du Canada, aujourd'hui envoyée spéciale de l'UNESCO pour Haïti. À défaut de se livrer à un essentiel devoir de mémoire, dit-elle, les Haïtiens risquent de retomber dans les mêmes dérives. Entrevue.

Q. Nous avons appris hier que vous serez le «Grand Témoin de la Francophonie» aux Jeux olympiques de Londres en 2012. Pourquoi avoir accepté ce poste? N'en avez-vous pas plein les bras avec Haïti?

R. Cela m'inquiétait. Je me demandais comment concilier ce rôle et la tâche immense qu'exige mon poste d'envoyée spéciale de l'UNESCO pour Haïti. Or, il se trouve que l'UNESCO et l'Organisation internationale de la Francophonie travaillent souvent de concert dans les efforts pour la reconstruction d'Haïti. On s'est entendus pour faire en sorte qu'Haïti reste à l'ordre du jour pendant les Jeux, un événement qui rassemblera le monde entier. On a jugé que c'était une belle plateforme.

Q. Craignez-vous que la communauté internationale oublie Haïti?

R. Chaque fois qu'une catastrophe se produit ailleurs, il est certain que l'attention pour Haïti diminue. Les images qui ont ému le monde entier et qui ont provoqué ce grand élan de solidarité ne sont plus là. Mais il faut comprendre que, maintenant plus que jamais, Haïti a besoin d'être accompagné. La reconstruction, c'est une étape fondamentale. Avec un nouveau gouvernement en place, les efforts de reconstruction s'accélèreront, je l'espère. Mais il faut constamment revenir à la charge.

Q. Percevez-vous une certaine lassitude de la part des donateurs? Au Québec, on entend parfois dire qu'Haïti est une cause perdue, un trou sans fond...

R. Il est impossible de penser que la reconstruction se réalise en un an. Il faut être réaliste. On ne verra d'impacts durables et réels que dans 10 ou 20 ans. Je comprends l'impatience. On a donné beaucoup, avec coeur. Les gens veulent voir que cela a servi à quelque chose. Mais le chantier est tellement énorme, il y a tellement d'urgences! Les Haïtiens ne parlent même pas de reconstruction, ils parlent de refondation...

Q. Vous n'aimez pas que l'on parle de la «résilience» du peuple haïtien?

R. C'est comme si on disait qu'au fond, c'est un peuple capable de traverser malheur après malheur, et qui n'est sur terre que pour ça! Il faut changer de paradigme. Il faut investir dans la capacité des Haïtiens de bâtir, d'innover, de se remettre sur pied. Pour cela, il faut investir dans la gouvernance, dans les institutions. Cela prend du temps. Après le séisme, le pays s'est retrouvé avec un gouvernement dévasté. Tous les ministères sont tombés. Dix-sept pour cent de la fonction publique a péri. On demande beaucoup à Haïti, mais il faut réaliser cela. C'est très difficile.

Q. Êtes-vous encouragée par les résultats de l'élection présidentielle haïtienne remportée par le chanteur Michel Martelly?

R. Les résultats du président Martelly sont enviables. Combien de politiciens, ailleurs, souhaiteraient avoir une majorité aussi clairement exprimée? Maintenant, il faudra suivre de très près chacune de ses actions. Qui sera le prochain premier ministre? Quelles seront les priorités de son mandat? Et surtout, comment honorera-t-il cette grande confiance qui lui a été exprimée par cette élection?

Q. Le président devra-t-il aussi s'employer à mettre de l'ordre dans les milliers d'ONG présentes sur le terrain?

R. Le nombre d'acteurs et de partenaires est vertigineux. C'est la logique d'assistanat qui a permis cette fragmentation ingérable. Ensemble, les deux principales ONG ont plus de moyens que l'État haïtien lui-même! Ce n'est pas possible. Il faut absolument que le gouvernement haïtien ait les moyens d'assumer ses responsabilités. Autrement, cela sera toujours ce même désordre sur le terrain, où des organisations agissent sans que cela s'inscrive dans un plan national partant des aspirations haïtiennes.

Q. En début de semaine, le président a affirmé dans une entrevue à La Presse qu'il songeait à accorder une amnistie à Jean-Claude Duvalier et Jean-Bertrand Aristide. Qu'en pensez-vous?

R. Haïti est à l'heure des choix. La refondation, cela veut dire aussi fonder un État de droit. On parle beaucoup ces temps-ci de réconciliation au pays. Mais qui dit réconciliation dit aussi vérité. En Afrique du Sud, quand on a jugé que la réconciliation était nécessaire pour construire une plus grande cohésion sociale, on aussi jugé qu'il fallait la vérité. Par respect pour les victimes. Il doit y avoir une démarche collective qui permette aux gens de confronter l'histoire et d'en tirer les leçons. Il faut renforcer la mémoire, parce qu'autrement, on risque de retomber dans les mêmes dérives.