Les verres de shooters s'enchaînent avec allégresse au rythme de la musique latine. Certains dansent à en défoncer les planchers. D'autres, accoudés au comptoir, pestent contre telle agence de l'ONU ou tel ministère haïtien, puis se lancent dans le récit de leurs faits d'armes au Darfour, au Timor ou en Afghanistan. Avant de commander un autre verre à 6$.

«On a parfois besoin de faire la fête, lance Vanessa, jeune travailleuse humanitaire française. Si on ne se vidait pas la tête, on ne tiendrait pas longtemps.»

La nuit tombée, alors que les ténèbres s'emparent des rues de Port-au-Prince, quelques oasis sont prises d'assaut par les expatriés. Une véritable vie nocturne qui ne cesse de se développer depuis le séisme du 12 janvier 2010, portée par les contingents de travailleurs humanitaires et d'employés de l'ONU venus au secours de l'État le plus pauvre des Amériques. Mille, dix mille? Personne ne sait combien d'ONG sont présentes dans le pays. Mais une chose est sûre: une véritable «bulle économique» a été créée.

La plupart de ces bars et restaurants se situent à Pétionville, sur les hauteurs de la capitale. Souvent installés à quelques mètres d'un camp de sinistrés, tous sont cernés par de gros VUS qu'entourent des gamins en guenilles, en quête de dollars en échange de la «protection» des véhicules.

Parmi ces lieux à la mode, le Café des arts. Ambiance lounge et DJ derrière leurs ordinateurs portables, l'endroit a été ouvert par un ingénieur québécois trois semaines après la catastrophe qui a fait au moins 230 000 morts.

Après un bon début, les affaires ont ralenti l'automne dernier en raison des violences postélectorales, entre autres. «Il y a beaucoup de nouveaux endroits qui ont ouvert après le séisme», note Philippe Larouche, natif de la Vieille Capitale.

Avec des bavettes au roquefort à 26$ et des oeufs bénédictine à 12$, les tables du Quartier latin, elles, ne désemplissent pas. En plus des expatriés anonymes, ce restaurant voit défiler les célébrités de passage, de Sean Penn à Demi Moore en passant par Ben Stiller.

À ceux qui dénoncent extravagance et indécence, la propriétaire répond avoir rouvert sous la pression de ses employés. «C'est 50 familles qui dépendent de nous», dit Myriam Padberg.

Si l'affluence des expatriés lui assure une bonne fréquentation, cette Néerlandaise déplore comme beaucoup la forte inflation qui a accompagné le débarquement des humanitaires. Il faut désormais compter au minimum 1000$US par mois pour louer une chambre. «Les loyers ont doublé, si ce n'est plus. C'est la même chose pour l'essence qu'on utilise pour les générateurs, les produits frais, etc.», dit la trentenaire.

Foie gras et champagne

Illustration de cette forte demande, un nouveau supermarché à deux étages a ouvert dans le quartier en août dernier: le Giant. Foie gras du Périgord, champagne Dom Pérignon 2002 et fromage français, le magasin propose des produits de luxe dans un pays où 80% vit avec moins de 2$ par jour. Reste que son stationnement gardé par des vigiles, armés de fusils à canon scié, ne se vide jamais.

«Le secteur des restaurants, des bars, des supermarchés est en pleine expansion. Mais on ne peut pas vraiment en bénéficier: ce qui est consommé n'est pas produit ici, tout cela est éphémère», déplore le politologue Jean-Robert Simonise, visant la «nouvelle classe de rentiers qui font de l'argent, mais n'habitent pas en Haïti».

Le chef du patronat haïtien, Réginald Boulos, nuance: «Ça crée de l'emploi: serveurs, chauffeurs, domestiques, maraîchers... si le pays est calme en ce moment, c'est qu'il y a eu distribution d'argent.»

À titre d'exemple, un serveur dans un hôtel chic de Pétionville gagne environ 150$ par mois, avant pourboire. «On se débrouille avec ça», dit humblement Rochel, employé au restaurant de l'hôtel Kinam.

Reste qu'un jour ou l'autre, les contingents d'expatriés commenceront à se retirer de la Perle des Antilles. «Il faudra s'assurer que l'atterrissage se fasse doucement, que cette bulle n'éclate pas en faisant des dégâts», prévient M. Boulos.