Sur les routes, dans les rues, des centaines de personnes marchent, silencieuses. C'est rare, ce silence, dans Port-au-Prince. Certaines transportent sur des brancards de fortune des morts recouverts d'un drap blanc.

En vérité, ils ne savent pas où aller. Ceux qui ne marchent pas sont assis, regroupés, devant des maisons inhabitables, dans des terrains vagues, jusque dans les jardins la Primature, où l'on voit des campements improvisés.

La vérité, c'est que, en cette première journée après le tremblement de terre, les Haïtiens sont seuls devant la catastrophe. On ne voit nulle part de policiers, de secours, d'hommes politiques, de ravitaillements. Ils sont seuls à fouiller les décombres.

Le marché Caribbean, l'un des plus grands et des plus fréquentés de Pétionville, est complètement effondré. Destruction totale, sur quatre étages. Des gens font un signe de croix en passant devant. Au moment du séisme, il était bondé. Pour l'instant, il est en train d'être pillé. C'est un marché de riches auxquels plusieurs n'ont pas accès, me dit-on. Une magnifique jeune fille qui regarde la scène me dit : «J'ai faim.» Nous lui donnons de l'argent. Elle nous retourne un sourire magnifique, à fendre le coeur.

Les marchés sont fermés. Où trouveront-ils de la nourriture ? Les voitures font la queue dans les rares stations-service qui ont encore du gazole.

Direction ambassade du Canada. Devant les barbelés, quelques personnes brandissent leur passeport canadien. Un homme demande de l'aide : son fils a eu le pied sectionné. Lui a tout perdu. On sélectionne soigneusement ceux qui passeront.

À peine une cinquantaine de personnes sont réfugiées à l'ambassade. On a évacué des blessés ce matin, on prépare l'évacuation des autres, mais impossible d'avoir des réponses à propos d'une liste de survivants. Nous savons que l'hôtel Montana a été gravement touché, et quelqu'un nous le confirme : «Ça s'est écroulé comme un château de cartes.»

Seulement à l'ambassade, il y aurait eu 11 répliques, dont une a causé une vague dans la piscine... D'ailleurs, chaque fois que nous ressentons la moindre petite secousse - car il y en a encore fréquemment - le coeur s'arrête, les gens s'affolent.

Mais impossible d'aller à l'hôtel Montana. Les routes sont bloquées par la MINUSTAH. De loin, nous regardons là où il se trouvait. Il a complètement disparu.

Nous croisons Richard Mimeau, vu la veille à l'hôtel Villa Créole. Il a travaillé pour la campagne électorale de Gérald Tremblay ; il était ici pour s'occuper de formations politiques. Il a à peine dormi : il est resté jusqu'à 7 h du matin à Villa Créole, à porter secours aux blessés, avant de se rendre à l'ambassade. «Moi qui ai peur d'une piqûre chez le doc, je me suis transformé en médecin à 3 h du matin, raconte-t-il, fébrile. Des crânes défoncés, des os qui sortent de la peau, il devait y avoir presque 300 personnes devant l'hôtel. Deux personnes sont mortes dans mes bras. Dites dans le journal que les gens d'ici ont besoin d'aide !»

Beaucoup de Canadiens manquent à l'appel. Nos guides (et sauveurs), Jean-François Labadie et Johanne Malenfant, sont à la recherche de quatre personnes. Ils n'ont eu de nouvelles que d'une seule. D'ailleurs, avant de partir, nous avons tous été submergés de courriels nous demandant de trouver un proche porté disparu. Ce qui s'avère pratiquement impossible. Une fois dans la ville, on est coupé du monde.

Les routes vers le centre-ville sont complètement congestionnées. Nous passons par Mousseau. C'est la désolation. Des centaines de maisons ravagées. «Le bon Dieu est fâché», nous lance un homme. Un long cri de femme nous parvient de la montagne. Un seul.

En fait, il n'y a pas tant de corps que ça dans les rues. Pas encore. On devine facilement, à voir l'ampleur des dégâts, qu'ils sont sous les décombres.

Près de Villa Créole, dans une ambassade, deux hélicoptères accueillent des survivants, des blessés et même des morts. Nous les regardons s'envoler entourés de ceux qui devront rester dans l'enfer. Ils ont tous ce regard triste et résigné - c'est peut-être la chose la plus triste à voir, pire que tout le reste.

À Villa Créole, comme nous l'a dit Richard Mimeau, des cadavres, des blessés couchés dans la rue. La veille, c'étaient les clients qui faisaient du camping. Aujourd'hui, ce sont les habitants des environs, ceux qui n'ont pu aller à l'hôpital puisqu'il est détruit. L'une des propriétaires de l'hôtel fait ce qu'elle peut pour aider. Les clients ont laissé leurs médicaments, au cas où ils pourraient servir.

Nous repartons vers notre quartier général, à Pèlerin, en passant par Canapé-Vert. Le spectacle est épouvantable. Tout est détruit. C'est à se demander comment font certaines personnes pour déambuler dans ces ruines. Un homme nous dit, en voyant les appareils photo : «J'espère que vous allez partager ça avec tout le monde.»

D'ici où j'écris, le ciel étoilé est sans nuage. Nous avons entendu tantôt des gens chanter et prier. Oui, on doit beaucoup prier ce soir à Port-au-Prince, cette ville où l'on voit partout les mots Dieu et Jésus. Qui ne semblent pas entendre, on dirait.