Dix jours après le séisme, Port-au-Prince est à bout de souffle. Les habitants sont affamés. Ils se sentent abandonnés. La violence est à craindre et plusieurs sinistrés tentent de quitter le pays avant que la tension n'explose.

La capitale haïtienne est sur les dents. Le travailleur humanitaire américain Edward Minyard en sait quelque chose. Il a eu peur de mourir piétiné jeudi par une foule affamée lors d'une distribution de sacs de riz dans un camp de sinistrés.

 

«Ils étaient 3000 Haïtiens affamés à se jeter sur les sacs de riz. Ils sont venus de la rue et se sont mis à escalader la clôture du camp. On a dû courir pour réintégrer nos véhicules. Il s'en est fallu de peu!»

Edward Minyard travaille pour une fondation américaine qui distribue la nourriture du Programme alimentaire mondial depuis le tremblement de terre. Il avait sous-estimé le désespoir des sinistrés en embauchant seulement une poignée de gardiens de sécurité privés. Il est revenu hier avec des Casques bleus de la MINUSTAH. Cette fois, quelque 6000 sinistrés - le double de la veille - se sont mis en file sous haute surveillance militaire.

Si la nourriture n'est pas distribuée rapidement à la population, les émeutes de la faim qui ont secoué le pays en 2008 pourraient reprendre, craint M. Minyard.

En plus d'avoir faim, les sinistrés des quartiers chauds de la capitale se sentent abandonnés par les autorités. «We need help», peut-on lire sur une banderole installée à l'entrée du terrain de soccer de Solino, où plusieurs milliers de personnes dorment sous des abris de fortune. «Nous n'avons pas de gouvernement ou peut-être qu'il ne voit pas ce qui se passe», déplore une sinistrée, Marlène Danger.

Les sinistrés de Solino n'ont vu ni Casque bleu ni soldat américain depuis des jours. Laissés à eux-mêmes, ils ont élu un comité de sécurité parmi les hommes du camp. «Nous n'acceptons pas que les gangs entrent ici et sèment la terreur», dit le chef, Jocenel Civil, 36 ans. Des tirs ont retenti près du camp cette semaine. Le comité a vite formé trois groupes de 20 personnes pour éloigner les rôdeurs.

À la fin de l'entrevue, M. Civil a montré une photo d'Aristide, cet ex-président chassé du pays en 2004, qui vit depuis en Afrique du Sud. «C'est de lui qu'on a besoin pour reconstruire le pays», dit-il.

«On pourrait se fâcher»

Au coeur de Bel-Air, autre ancien fief de gangs armés, le discours est semblable. «On dit que les Américains vont venir nous aider. Pour l'instant, on n'a rien», lance Lynce, un jeune aux allures de gangster. Sur son bras droit, on peut lire «JBA» en lettres stylisées. JBA pour Jean-Bertrand Aristide. Un de ses copains au même look, Cophy, ajoute avec un grand sourire: «On pourrait se fâcher si rien ne se passe.»

Un peu plus loin, devant une grande murale représentant un défunt chef de gang surnommé Mackenzy, un autre groupe de jeunes passe le temps en buvant du vin et du rhum Barbancourt. «Il ne faut rien donner au gouvernement. Donnez-nous à nous et on va s'organiser», dit Bruno Remy, musicien dans un groupe rara (musique traditionnelle vaudou).

Faire feu en l'air

Il n'y a pas que la distribution d'aide qui suscite des tensions dans la capitale. Muni d'un gilet pare-balles et d'un fusil de calibre .12, Ernst Ducasse est l'un des 40 gardiens de sécurité de la Banque de la République d'Haïti, au centre-ville. Il travaille jour et nuit pour éloigner les voleurs. «On doit tirer en l'air pour leur faire peur», dit le jeune homme avec détachement.

Cette banque, première à ouvrir depuis le tremblement de terre du 12 janvier, offre aux employés de l'État de changer leur chèque de paie. «On a ouvert avec les moyens du bord pour donner le bon exemple. On espère que les autres banques nous imiteront pour diminuer la pression», indique Rémy Montas, membre du CA de la Banque.

Le bureau de l'immigration, rouvert il y a deux jours à peine, était aussi sous tension, hier. Les Haïtiens qui ont perdu leur passeport durant le séisme l'ont envahi. Un gardien de sécurité peinait à retenir une foule d'au moins 100 personnes qui jouaient du coude pour franchir la clôture.

«C'est infernal», lance Estelle Ligondé, qui a attendu quatre heures avant d'obtenir ses papiers d'identité. Cette mère de trois enfants pense à une seule chose: partir vers les États-Unis. Ses garçons, âgés de 1 à 11 ans, ont été miraculeusement tirés des décombres trois jours après le séisme. Pas question de rester en Haïti alors que la tension monte.

Une dizaine d'employés qui suaient à grosses gouttes tamponnaient frénétiquement des papiers d'identité. «J'en fais le plus possible pour aider les gens à quitter le pays», dit un employé, Saint-Jean Fombrun.

L'attente était aussi longue devant les bureaux de transfert d'argent, qui commencent également à rouvrir. Pendant deux heures, sous un soleil de plomb, Joseph Jean Castro a attendu en file devant un centre Unitransfer. Sa femme, qui vit aux États-Unis, lui a envoyé de quoi survivre quelque temps. «Je vis dans la rue avec mes deux enfants. Avec nos passeports haïtiens, on ne peut pas aller la rejoindre», dit M. Castro, résigné. Deux gardes armés laissaient entrer cinq personnes à la fois. Une fois à l'intérieur, les clients devaient franchir un détecteur de métal avant d'atteindre le guichet. «Les gens sont très impatients», a noté une employée.

Une impatience qui pourrait se transformer en profonde colère si l'aide n'arrive pas plus vite.