Sur la route du sud, à la sortie de Port-au-Prince, une cinquantaine de personnes attendent patiemment le prochain autocar pour la ville des Cayes.

Elles se tiennent en petits groupes, surveillent leurs valises. Au milieu d'une de ces grappes humaines, il y a Shelda, 10 ans. Pour le long voyage, elle a mis sa belle robe à pois et ses chaussettes à volant de dentelle. Elle tient en bandoulière un petit sac verni.

Même si elle est arrivée à 8 h avec une dizaine de ses proches, Shelda n'a pas trouvé de place dans les deux premiers cars à destination de cette ville côtière, à quatre heures de route au sud-ouest de Port-au-Prince.

Et le troisième autocar, lui, a pour mandat d'amener les rescapés de Port-au-Prince vers Petit-Goâve. Dans le groupe qui se presse autour du véhicule, personne ne veut aller à Petit-Goâve. Tous veulent aller aux Cayes.

Monté sur le marchepied du car, Jean-Baptiste Lucien, juge de paix de son état, essaie de convaincre le chauffeur de faire fi de ses directives. «Nous allons nous cotiser pour payer l'essence jusqu'aux Cayes», plaide-t-il. Mais le chauffeur est incorruptible: il attend les ordres de son chef.

Pour soulager la capitale meurtrie par le séisme du 12 janvier, le gouvernement haïtien offre un transport gratuit vers des villes de province. Les Cayes, au sud. Et Cap-Haïtien, au nord. Des milliers de personnes ont sauté sur l'occasion.

«On ne peut pas rester à Port-au-Prince, c'est matériellement impossible, il y a des déchets, des immondices, il finira par y avoir des épidémies», dit Caleb Eustache, dont la famille s'occupe de la petite Shelda.

Mais la bureaucratie étant ce qu'elle est, ceux qui en ont les moyens se rabattent plutôt sur les autobus privés - ces véhicules bariolés garnis de dessins étourdissants et de slogans religieux.

Capitale insalubre

Lundi matin, c'était le branle-bas de combat à la gare routière du Sud. Une dizaine de ces autobus chargés de sacs, de valises et de matelas s'apprêtaient à partir en direction des Cayes. Ils klaxonnaient, avançaient en heurtant les vendeurs ambulants qui offraient des bananes et des sachets d'eau aux voyageurs.

Dans la foule compacte, il y avait François Paul, un mécanicien de Port-au-Prince. Il venait de laisser quatre enfants dans un de ces cars. La plus vieille, Rachel, n'a que 13 ans.

Ils étaient attendus chez leur tante, aux Cayes.

«Port-au-Prince n'est pas une bonne ville pour les enfants, ils risquent d'attraper la fièvre ou la grippe. Moi-même j'ai une extinction de voix à cause de la mauvaise qualité de l'air. Mais je dois rester ici pour pouvoir leur envoyer de l'argent.»

Les enfants de François Paul font partie des quelque 200 000 personnes qui ont quitté la capitale depuis le tremblement de terre. En fait, ce chiffre officiel constitue forcément une approximation. Car on voit mal comment le gouvernement, devant une dévastation d'une rare ampleur, pourrait tenir un compte précis de ceux qui prennent la route ou la mer pour fuir la capitale.

N'empêche: des dizaines de milliers d'habitants de Port-au-Prince ont choisi de se mettre à l'abri pour quelques semaines ou quelques mois, le temps que Port-au-Prince redevienne vivable.

Mais ces exilés intérieurs ne font pas que des heureux dans les villes où ils ont trouvé refuge. Et parfois, ils font carrément peur.

Mauvaise réputation

Dans le grand terrain de jeu des Cayes, une cinquantaine de tentes, solides et spacieuses, accueillent environ 200 déplacés. La majorité vient de Port-au-Prince. Ils ont tous perdu une maison, un mari, des parents ou des enfants dans le tremblement de terre.

Ils sont visiblement en état de choc. Mais comparativement aux camps improvisés de la capitale, ils sont au paradis.

Ici, ils reçoivent trois repas par jour, livrés directement à leur tente. Ils ont accès à de vraies douches et reçoivent des soins médicaux sur place. Plus encore: tous les après-midi, des psychologues viennent les aider à digérer leur traumatisme. Et le soir, on organise des séances de télévision pour les enfants. Bref, on est dans un camp

cinq étoiles.

«Les gens sont tellement bien traités ici qu'ils ne veulent plus partir», note Marc Arthur Guillaume, responsable des relations publiques de la Direction de la protection civile des Cayes. C'est précisément ce qui crée des inquiétudes chez les habitants des Cayes.

«Les habitants de Port-au-Prince n'ont pas très bonne réputation, les gens craignent le vol, la violence», dit le journaliste Kendi Zidor, qui nous fait visiter la ville.

Personne ne peut dire combien d'habitants de Port-au-Prince ont atterri aux Cayes depuis deux semaines. Mais ils se comptent par milliers. Plusieurs sont passés par ce camp de transition. D'autres logent chez leurs proches. Certains ont été accueillis par de purs inconnus. Et d'autres encore reçoivent des soins dans les hôpitaux des Cayes.

Avec ses 100 000 habitants, cette tranquille petite ville de province pourrait devenir une belle destination balnéaire, en des temps meilleurs. Les traces du tremblement de terre y sont invisibles.

Mais cette ville qui a donné naissance aux émeutes de la faim, au printemps 2008, n'est pas à l'abri des explosions. Et l'afflux des déplacés de Port-au-Prince pourrait être l'étincelle qui allume la mèche.

En tout cas, le maire des Cayes, Pierre Yvan Chery, est très inquiet. «Plusieurs de ces gens vont vouloir rester définitivement aux Cayes, mais nous ne pouvons pas les absorber», dit-il lorsque nous le rencontrons dans son bureau au centre-ville.

Ce qui fait peur au maire Chery, c'est la «bidonvillisation» de sa ville. Mais aussi l'afflux de criminels qui ont fui les prisons effondrées de la capitale.

«Nous recevons beaucoup d'appels de gens qui nous demandent si on connaît le gars avec des dreadlocks qu'ils ont vu passer dans la rue», confie le maire. L'inquiétude est suffisamment élevée pour que la ville ait décidé de demander leurs papiers à ceux qui arrivent de Port-au-Prince par la route. Déjà, on a réussi à coffrer deux anciens détenus.

Ville sous pression

La ville des Cayes est sous pression. Il y a les gens qui reçoivent leurs proches et se demandent combien de temps ils pourront les garder. Comme cette femme dont la nièce de 14 ans a survécu trois jours sous les décombres. Lundi, les infirmières du camp des déplacés nettoyaient les profondes coupures qui tailladent son crâne.

L'adolescente a perdu ses parents et une grande partie de sa famille dans la capitale. Il lui reste un frère et une soeur. Et sa tante aux Cayes. Mais celle-ci a déjà quatre enfants. «Sept enfants à la maison, c'est difficile», dit-elle.

À l'hôpital général des Cayes, il n'y a plus un lit de libre. Prévu pour 164 patients, il en accueille le double. Des malades sont couchés sur des matelas jusque dans le hall de cet immeuble vétuste.

Tous les exilés intérieurs à qui nous avons parlé jurent qu'ils vont rentrer chez eux. Mais personne ne se risque à lancer une date. «Dieu décidera», disent-ils avec philosophie.

Le problème, c'est que les dirigeants de leur pays ne souhaitent pas qu'ils reviennent tous dans la capitale. Port-au-Prince doit être reconstruit avec des maisons plus basses, des rues plus larges, plus d'espaces verts et de plus grandes places publiques, croit Marie Laurence Lassègue, ministre de la Culture et des Communications. Forcément, il y aura moins de logements. La ministre reconnaît que certains déplacés devront rester là où ils sont.

Port-au-Prince a longtemps attiré les gens de la province, qui s'y rendaient à la recherche d'un emploi. «Maintenant, c'est le contraire», dit Mick Robert Arisma, professeur de linguistique, dont la faculté s'est carrément effondrée dans la capitale, et qui s'est réfugié dans sa ville natale. Il trouve bien ironique ce retour de l'histoire.