Quand tout s'écroule autour d'elles, certaines personnes trouvent la force de s'élever, de puiser en elles-mêmes des ressources qu'elles ne soupçonnaient pas. Un mois après le tremblement de terre qui a dévasté Haïti, La Presse vous présente des héros. Des gens qui ont accompli des choses extraordinaires... dans des circonstances peu ordinaires.

«Souviens-toi que tu es poussière», peut-on lire à l'entrée du cimetière de Port-au-Prince. Vu la quantité de débris qui jonchent la ville et les cadavres couverts de poudre de ciment qu'on extirpe encore des bâtiments écrasés, disons que la chose est plus facile à se remémorer qu'à l'habitude, ces jours-ci, dans la capitale haïtienne.

 

François Michelin, du moins, est bien placé pour réaliser l'aspect éphémère de la vie. Voilà un mois qu'il se lève tous les jours pour enterrer les morts qui affluent vers le cimetière.

Il y enterre ses concitoyens, souvent des amis et des connaissances. Il a surtout enterré ici son père, sa mère, ses six soeurs et l'un de ses frères, tous tués en même temps quand la maison familiale s'est écroulée.

Son jeune frère et lui sont les seuls survivants de la famille. Des amis ont hébergé son frère. François Michelin, lui, vit dans la rue. Souvent il dort ici, parmi les morts, dans le cimetière où il travaille depuis 16 ans.

Deux mois avant le tremblement de terre, son employeur avait déjà cessé de le payer. Aujourd'hui, il semble ne même plus espérer de salaire. Il continue à enterrer les morts, dont le flot a heureusement fini par ralentir.

«C'est mon pays. Les gens qui sont morts sont des gens comme moi», répond-il quand on lui demande pourquoi il continue à faire son boulot.

«Si les cadavres restent par terre, ils produisent des maladies», ajoute-t-il.

Selon ses dires, 7000 personnes ont été enterrées ici depuis le tremblement de terre. Lui-même a perdu le compte du nombre de corps dont il a disposé.

L'air sombre, tranquillement, il nous entraîne à sa suite dans les dédales de ce cimetière qu'il appelle «le logement des morts». Le chaos est impressionnant. Plusieurs des mausolées se sont effondrés, éventrant des tombeaux qui avaient été scellés depuis des décennies. En jetant un oeil, on peut voir ici une cage thoracique, là un long os blanc qui dépasse de l'herbe folle.

Mais il n'y a pas que les forces de la nature qui ont ouvert les vieux tombeaux. Devant le nombre de cadavres dont il fallait disposer, les employés ont dû se résoudre à faire de même pour y entasser de nouveaux morts.

«Les gens sont enterrés dans des caveaux de personnes qu'ils ne connaissaient pas», dit François Michelin. Sa propre famille est ainsi éparpillée dans ce vaste cimetière, dans des tombes ornées de noms qui ne sont pas les leurs.

François Michelin, pourtant, connaît leur emplacement par coeur. Il nous montre les tombeaux, tous scellés par une couche de ciment frais.

Un moindre mal, probablement, si on pense à tous ceux qui ont été enterrés dans la fosse commune que les employés ont dû creuser à une extrémité du cimetière. Trois semaines plus tard, une forte odeur s'en dégage encore.

À trois reprises, François Michelin a même fait le voyage vers Titanyen, une immense fosse à une trentaine de minutes de Port-au-Prince où ont été enterrés des dizaines de milliers de corps, pour y conduire des morts dont le cimetière ne pouvait disposer.

Ses sentiments? «Ça ne fait pas de bien. C'est une catastrophe», dit-il d'un air étonnamment calme. Les psychologues diraient peut-être que son stoïcisme est une bombe à retardement. Mais en attendant, il lui permet d'accomplir un travail ingrat mais crucial pour lequel il ne reçoit ni reconnaissance ni salaire.